À quand une vraie politique de l’enfance et de la jeunesse?

En Suisse, la politique de l’enfance relève de la responsabilité des cantons et des communes. Au niveau de la Confédération, code civil et code pénal régissent la vie, la protection et les droits des enfants. Divers offices, bureaux, départements, commissions et secrétariats fédéraux se partagent la besogne. Pratiquement sans coordination. Sans vision commune. Et sans pouvoir décisionnel.

C’est un constat. Les choses bougent lentement. Trop lentement. À l’image de ce qui est arrivé en 2011 à une famille de St-Sulpice dans le canton de Vaud. Pour rappel, les jumelles Alessia et Livia, alors âgées de 6 ans, sont enlevées par leur père. Fait déclencheur : Irina et son mari Mathias sont en pleine situation de séparation. Le père se donne la mort après 5 jours de cavale, les fillettes restent à ce jour introuvables.

Les dispositifs, les procédures, les lois existent. Il y a cependant matière à les améliorer comme  le «drame de St-Sulpice » nous l’a démontré. Le problème est structurel mais aussi sociétal. Il se situe dans le regard que porte notre société sur l’enfance. Ce regard est inextricablement lié à celui posé sur les femmes : tant que la condition féminine ne sera pas l’égale de la condition masculine, l’enfant restera un « problème » considéré d’origine féminine, donc mineur.

C’est généralement à elle qu’incombe le souci de la contraception, puisque c’est son corps, elle qui est donc rendue responsable d’un « accident », c’était – ou dois-je dire c’est à nouveau elle – qui risque sa vie pour « y remédier », c’est toujours elle, en Suisse également, qui en grande majorité s’occupe de l’enfant une fois celui-ci né, un travail non-rémunéré avec les conséquences qu’on connaît sur sa retraite. Rien n’est fait en Suisse pour mettre hommes et femmes sur un pied d’égalité au niveau de la parentalité, qu’elle soit voulue ou non. Pas de congé parental, pas de place en crèche assurée, pas d’égalité salariale…

Irina, la mère des jumelles disparues, s’est entendue dire : « Tranquille. Votre mari est suisse alémanique. Pas Brésilien. Il rentrera » par un agent de police. Outre le racisme et les préjugés qui aveuglent la police et ralentissent la mise en route d’une enquête, la question du sexisme s’y ajoute. En serait-il allé de même si Irina avait été un homme ? Un homme blanc et suisse, comme Mathias, le père des enfants ? Aurait-elle été entendue et écoutée plus rapidement ?

L’enquête de St-Sulpice n’a pas été rendue intégralement publique bien qu’elle ait révélé des failles à plusieurs niveaux. Les leçons tirées de cet échec par les autorités vaudoises, le sont à un niveau cantonal. Le drame peut donc se répéter encore 25 fois avant que des mesures uniformes sur tout le territoire helvétique soient prises. Le fédéralisme est un problème structurel sur des sujets tels que l’égalité homme/femme et l’enfance.

De nombreux acteurs et actrices sont responsables de la mise en pratique d’une politique de l’enfance. Au niveau fédéral, on ne décompte pas moins de 15. Du Bureau fédéral de l’égalité entre homme et femme (par ex. avec la lutte contre les mariages forcés) au service de lutte contre le racisme (aides financières aux écoles pour la prévention du racisme) en passant par l’Office fédéral de la santé publique (programmes de promotion de la santé, également à l’école). Puis on trouve les actrices et acteurs intercantonaux généralement responsables d’une sorte de coordination à l’échelle nationale comme entre autres la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales (CDAS), La Conférence en matière de protection des mineurs et des adultes (COPMA), la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé (CDS), ou la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP). Mais ces organes élaborent des stratégies, rédigent des rapports après avoir conduits des études…  Ils ne proposent pas de mesures concrètes, à savoir des lois. La seule loi existant à l’échelle nationale concerne les « activités extrascolaires » ! La Confédération encourage en effet financièrement depuis 2013 les offres extrascolaires pour la jeunesse dans un cadre légal défini par la loi sur l’encouragement de l’enfance et de la jeunesse (LEEJ). Cette loi a également pour objectif de favoriser l’échange de pratiques, de projets et d’expériences au niveau national. Elle a fait l’objet d’un rapport d’évaluation en 2018 qui a mis en évidence son efficacité globale. Le rapport souligne toutefois que les aides ont bénéficié en grande majorité à des activités destinées aux adolescents et aux jeunes adultes. Les enfants plus jeunes, en particulier en âge de fréquenter l’école enfantine, ne sont pas ciblés par les activités soutenues, alors que le remplacement de la « loi sur l’activité de jeunesse » par la LEEJ en 2013 avait justement pour objectif de mieux les inclure.

La question de la violence physique et des châtiments corporels éducatifs est emblématique du problème autour du manque d’homogénéité et de clarté pour un traitement égalitaire de tous les enfants. En 2017, le Conseil national s’est prononcé contre une mention claire de l’interdiction du recours à la violence dans le cadre familial. Ainsi la violence (physique et psychique) et les châtiments corporels, sont toujours tolérés dans un certain cadre éducatif familial puisque l’article 301 du Code civil suisse, qui donne la responsabilité aux parents de prendre soin et d’éduquer leur enfant, n’exclut pas la violence éducative. Elle est certes pénalisée par le Code pénal suisse (Art. 126). Mais puisque le Code civil suisse n’interdit pas formellement l’usage de la violence dans un cadre prétendument éducatif, on pourrait théoriquement voir revenir à l’école les coups de réglette sur les petits doigts .

Les lois devraient être le reflet de l’évolution de la société. Si la violence était hier admise comme moyen d’éducation, qu’en est-il aujourd’hui ?

Il est loin le discours prononcé en 1978 par Astrid Lindgren, autrice entre autres de l’iconique Fifi Brindacier (la fillette la plus forte du monde et qui vit seule, doit-on le rappeler ?). Un discours qu’elle prononce au « Prix de la paix des libraires allemands » : Niemals Gewalt ! (Plus jamais de violence !). Astrid Lindgren rappelle à son auditoire d’alors que s’il veut vivre dans un monde en paix, la multiplication des discours pour un désarmement mondial ne suffira pas, ils s’accompagnent, force est de le constater, d’un réarmement exponentiel à travers le monde, il faut commencer « par le commencement. Avec les enfants ».

Les enfants sont une part importante de la population. Les moins de 18 ans représentent 17% de la population bernoise. Si on inclut dans ce groupe les moins de 25 ans, alors on parle du quart de notre population cantonale. Comment soutenir le développement de tous les enfants dans le but d’en faire de « bons » adultes, autonomes et à la fois solidaires de la société dans laquelle iels s’insèrent. 

Considérons un instant leur insertion : il faudrait déjà permettre aux personnes qui accueillent un enfant de lui apporter la place (en plus du soin, de l’attention, de la protection) qu’iel mérite dès le début. Des changements sont certes lentement perceptibles avec l’introduction du congé paternité. Mais comment trouver sa place dans le monde dès lors qu’on ne peut s’y mouvoir librement ? L’urbanisme est centré sur les moyens de transports motorisés, interdits pour la plupart au moins de 14 ans. Nos bâtiments ont des ascenseurs interdits aux enfants non-accompagnés de moins de 6 ans. Combien de lieux inadaptés à l’enfance existe-t-il où de potentiels dangers les guettent sur lesquels les brochures du bureau de prévention des accidents s’appliquent à nous rendre attentifs ? Et à côté de ça, combien de lieux adaptés à l’enfance ?

Il y a, à Bienne, de petits espaces dédiés véritablement à l’enfance et à la jeunesse. On peut citer des lieux comme la Maison de la peinture, les maisons de quartier (celle de Mâche en particulier), la Robi (place de jeu Robinson), le chantier des enfants au terrain Gurzelen. Sporadiquement certaines fêtes et festivals, comme le Plus qu’île (cirque et arts de la rue) ou le Podring, font une belle place à l’enfance, non seulement avec des animations ou spectacles proposés mais aussi avec des tâches concrètes à accomplir. Mais est-ce suffisant ?

Les programmes et les animations sont souvent encore trop morcelés, trop axés sur l’éducation des parents, sur les besoins fondamentaux des enfants (et négligent d’autres aspects). Ils n’offrent pas un espace où l’enfance et la jeunesse peuvent se déployer, se former, se fédérer, s’entendre sur des valeurs et des besoins communs et agir en conséquence directement dans la société active. Ces lieux et espaces pour l’enfance sont généralement des vases clos. Ils n’interagissent pas avec la société active.

C’est pourquoi on peut s’interroger sur le sens de la majorité civile. Pour certain.e.s, elle est une discrimination qui forge un rapport de force entre enfant et adulte dès la naissance, induisant ainsi une acceptance, dès le plus jeune âge, de l’arbitraire, ce qui affaiblit notre sens de la démocratie. D’un point de vue du développement émotionnel, le cerveau humain n’est mature qu’autour de 25 ans. Il atteint sa taille adulte autour des 15 ans de vie et une certaine plasticité des synapses est observable jusqu’à 20 ans environ. Le reste n’est qu’expérience. Faut-il rappeler que l’argument « d’immaturité » est ce qui justifiait aux yeux des hommes de ne pas donner le droit de vote aux femmes ? Vote enfin accordé il y a 50 ans cette année.

Au-delà de protéger les enfants par des lois, la convention des droits de l’enfant lui garantit de pouvoir « jouer son rôle dans la société ». Mais quel rôle au juste les sociétés d’aujourd’hui réservent-t-elles aux enfants ? Il ne me vient rien en tête. Et sans rôle à jouer, pas d’expérience possible à vivre pour grandir. Retour à la case départ, l’inexpérience de nos enfants, nous en sommes donc grandement responsables !

  

Texte : Gaia Renggli,  est biblioth_caire, autrice et rédactreeice. Elle vit à Bienne avec sa famille.

Illustrations: Adrien Coquet, Vectorstall, Sevon Park, Mark S. Waterhouse -> Noun Project