EAU

Trois voyelles pour un seul son.

Un mot bien difficile à lire lorsque j’étais enfant !
Pourquoi, me demandais-je quand j’avais six ans, ne pourrait-on simplement l’écrire en traçant le rond net d’un “o”, quatrième parmi les voyelles que j’apprenais à distinguer des consonnes ? Pourquoi ne pas lui accorder cette sobre élégance ? Puis j’appris PEAU, CHAPEAU, CHATEAU, GÂTEAU et PIPEAU, et m’habituais à accoler trois lettres pour former un son unique, puisque le français dédaigne les solutions simples.
Ma langue maternelle, fluide comme l’eau claire, évidente et si familière à entendre et à dire, se transforme, sitôt écrite, en labyrinthe mystérieux aux règles multiples et contradictoires.
Je me préparais dès lors à une vie déconcertante, et redoublais d’assiduité en classe, déterminée à maîtriser, avant toute autre chose, la lecture et l’écriture.
Étranges, fascinantes, privilégiant les exceptions, elles m’évoquaient un langage secret réservé aux seuls initiés.

Mes parents ne buvant du vin qu’en de rares occasions, et ma grand-mère ayant convaincu ma mère de la nocivité des sucres contenus dans les sirops et jus de fruits, l’eau était la seule boisson présente à la table familiale. Nous en remplissions au robinet une lourde cruche de grès brun.
Sur le fond de nos verres, en Arcopal ornés de myosotis bleus, était gravé un numéro de série, à un ou deux chiffres. Aussitôt vidés, nous les retournions et nous amusions à nous attribuer les années de vie correspondant à ces nombres improbables.

– Quel âge as-tu ? demandait mon petit frère. Je consultais le fond du verre avant de lui répondre, d’une voix tantôt grave, tantôt aiguë. Parfois, j’avais deux ans et zézayais à midi, puis quatre-vingt-dix ans épuisés le soir.
Zéro nous intriguait beaucoup. Qu’étions-nous donc à zéro an ? La réalité de notre existence vacillait fugacement, ouvrant la voie à des questions sans fin. Notre rituel enfantin, bousculant l’ordre sage de la fratrie pendant la durée d’un repas, nous plaisait tant ! Nous nous sommes pourtant lassés de ce jeu le jour même où nos parents, attendris, ont voulu y participer eux aussi.

Dehors nous fascinait l’eau sale des flaques, miroirs du ciel que nous brisions de joyeux coups de bottes. Nous tendions nos visages à la pluie et nous amusions des larmes de nuage coulant sur nos sourires, puis rentrions bien vite faire nos devoirs à la table de la cuisine. Bercés par le tambour régulier des gouttes sur les carreaux, nous regardions la pluie tracer ses ruisseaux sur les vitres lisses. Nous décidions bientôt d’être des géants, et réclamions à dîner des brocolis, fantastiques baobabs miniatures. Aux affluents et confluents des fleuves de France, que nous avions passé tant de temps à apprendre, nous préférions nos géographies imaginées.

L’eau avait un goût différent selon que nous étions chez nous, en Lorraine, ou en vacances, dans le mas cévenol de mes grands-parents, alimenté par une source que mon grand-père devait nettoyer chaque fin d’été. Je l’accompagnais, m’étonnant de cet enfantement d’eau discret, bordé de mousses et de pâles lichens.
Si douce que nous nous rincions à grand peine, l’eau de notre source avait un goût unique, goût de bruyères, de genêts et de châtaigniers, goût des Cévennes, de mon enfance et des vacances.

J’aime l’eau.
Chaque été, à l’heure des hirondelles, je traverse mon village à bicyclette jusqu’à la piscine. Dans le bassin, je ferme les yeux, nage à grandes brasses et m’imagine dauphin en pleine mer.
Au coeur de l’hiver, ma baignoire est mon refuge ! Le soir venu, je me console du froid et me prépare au sommeil dans de grands bains fumants.
La mer m’attend, comme une mère, et m’accueille nuit après nuit au détour d’un rêve. Les vagues tièdes chantent ou murmurent, l’eau est claire, la lumière pure.
Lorsqu’au réveil je quitte mon rêve, je me sens heureuse et vivante.

Texte : Franco-suisse, Isabelle Letouzey est conteuse et vit à Tramelan avec son mari, leur fils cadet et leurs trois chats.

Photo : Martin Albisetti