Kierkegaard sur le porte-bagage

Avant de partir voyager à vélo au printemps dernier, je pensais être un minimaliste assez sérieux : j’avais lu Béa Johnson, Marie Kondo et je savais même qui est Fumio Sasaki, un minimaliste japonais radical qui vit avec deux pantalons et quatre chemises. Surtout, en déménageant à Bienne en 2017, j’avais décidé de n’acheter que ce dont j’avais absolument besoin : j’ai donc mangé debout durant deux bonnes semaines avant de trouver une jolie table et des chaises, j’ai risqué mes doigts en épluchant au couteau les salsifis de Falbringen et j’ai dû mendier un taille-crayon pour tailler l’unique crayon que j’avais gardé. Mais lorsque j’ai décidé de lever l’ancre et partir à l’aventure à la force du mollet, j’ai dû réduire encore le matériel et tout faire entrer dans cinq sacoches d’un total de septante deux litres (l’équivalent d’un carton de déménagement de soixante par quarante par trente centimètre cubes).

À ce moment-là, seulement, j’ai réalisé à quel point il me fallait peu de choses pour vivre. Et, mieux encore, que moins j’avais et plus j’étais heureux. En effet, chaque objet que je possédais était utilisé quasiment tous les jours et cela me ravissait (sauf ma veste de pluie et mes rustines, dont l’utilisation me ravissait un peu moins, mais que j’étais tout de même content d’avoir). Le désir de posséder que nous, mortel·les, connaissons tous·tes, s’était évaporé, puisque tout ce que je possédais, je devais le transporter. Enfin… presque évaporé. Parce que chaque pente un peu sérieuse me faisait regretter ces quelques livres que j’avais déjà lus, mais que je refusais de laisser dans une boîte à livres. Je me demande encore pourquoi j’ai trimballé jusqu’à huit bouquins dans les montées infernales des fjords de Norvège, alors que j’aurais pu m’alléger de plusieurs kilos et me faciliter grandement la tâche.

Notre besoin de posséder, d’accumuler, est – en partie – lié à notre peur de mourir : les objets qui nous entourent sont des preuves concrètes de notre présence sur terre, des ancres qui nous rattachent au présent ou des souvenirs de celles et ceux qui ne sont plus. Le temps s’écoule inéluctablement, nous vieillissons, mourons, mais les objets, eux, restent. Et puis nous pouvons les léguer à notre progéniture dans l’espoir que nos enfants ne nous oublient pas. Ou pas trop vite, du moins. Qu’y a-t-il de plus terrifiant, en effet, que de sombrer dans l’oubli une fois que nous aurons quitté la Terre ? Funèbre futilité de l’existence…

J’ai beau en être conscient, je tombe dans le panneau comme tout le monde. Car ces livres représentent pour moi le savoir, la connaissance et j’ai l’impression que c’est ce qui fait ma valeur auprès des autres. Et puis si je peux afficher du Kierkegaard, Illich et Dostoyevski dans ma bibliothèque, c’est la classe, non ? En vrai, je n’ai lu aucun de ces trois, mais j’ai quand même le sentiment que ça impressionnerait mes ami·es. Comme si mon être était défini par mon avoir. Ridicule. Puéril, même. À la place, je pourrais m’inscrire à la bibliothèque, lire un livre et le rendre afin qu’il profite à des dizaines ou des centaines d’autres personnes, qui seraient certainement ravi·es de se plonger dans les réflexions existentialistes de Kierkegaard. Ou pas…

Et vous, pour quelles raisons gardez-vous vos objets ?

Martin Gunn, qui croit être minimaliste, croit aussi qu’il est un aventurier depuis qu’il a parcouru 6000 kilomètres à vélo, l’été dernier, à travers douze pays d’Europe, en passant notamment par la Scandinavie, la Grande-Bretagne et le Benelux.