Le digital, un poison à double effet
Même s’il n’est pas encore entré dans les dictionnaires officiels, l’anglicisme digitalisation s’est imposé ces dernières années dans le français courant à la place de « numérisation ».
Le glissement du numérique vers son synonyme anglais ne semble pas très important en soi mais il en dit long sur l’évolution politique et culturelle de notre époque. Il peut même être considéré comme un mouvement précurseur car les deux sens tendent à fusionner avec les techniques actuelles de traçage et de contrôle, telles que les passeports biométriques. En effet, digital se réfère à l’origine aux doigts de la main. Or, dans un futur de cauchemar, il ne serait plus possible d’échapper à l’enregistrement de nos empreintes pour se déplacer, faire des achats ou recevoir des soins médicaux.
Aujourd’hui déjà, les revendications des exclus du numérique ne sont plus entendues. Les petits paysans des pays du Sud, notamment, doivent faire face à un paradoxe de taille : d’une part, ces gardiens de la nature produisent ce que mange le reste de la planète ; digitalisés ou pas, ils sont indispensables à la survie de la population mondiale ; d’autre part, ces mêmes populations se voient spoliées de leurs possibilités d’agir sur les prix et sont condamnées à passer par des intermédiaires qui s’enrichissent à leurs dépens.
Dans les pays riches aussi, une partie impressionnante de la population est exclue de l’ère numérique. On appelle cela l’illectronisme, un mot plutôt négatif qui désigne toutes les personnes qui n’ont pas les moyens ou le savoir nécessaires pour utiliser le numérique. En France, où les autorités essayent de passer au tout numérique, y compris au niveau des démarches administratives, environ un quart de la population n’a plus accès à certains services publics. D’après un sondage, certaines personnes renoncent même à des subsides auxquels elles auraient droit parce qu’elles ne sont pas connectées, ou encore parce que les formulaires de communication avec l’administration ne sont pas prévus pour toutes les situations. Ainsi, il n’est pas possible de renvoyer certains formulaires si l’on ne peut pas compléter le champ « numéro de téléphone ».
L’histoire n’est pas finie, bien sûr, car il y a une prise de conscience, en Suisse ou ailleurs, contre l’invasion technologique dans nos vies. Il existe de nombreuses personnes qui refusent de tomber dans le panneau et qui vivent sans carte de crédit ou même sans compte en banque. Même si cela demande un effort considérable (par exemple, pour aller au festival de La Bâtie, il est déjà impossible de réserver sa place si l’on ne possède pas ce morceau de plastique généralement payant), ces héroïnes et héros des temps modernes créent des liens autrement plus intéressants et gagnent un temps considérable que d’autres perdent à se divertir (jeux sur smartphones) ou à simplement essayer de comprendre comment ça marche.
Selon Danielle George, professeure à l’université de Manchester, les jeunes en Grande-Bretagne ne savent plus réparer les gadgets et appareils car ils ont pris l’habitude de jeter ce qui ne fonctionne plus. Cela freine leur créativité et les rend terriblement dépendants des smartphones et autres. Quant au ministre suisse Alain Berset, il s’exprimait en novembre dernier à l’occasion du 40e anniversaire de la Commission fédérale pour l‘enfance et la jeunesse. Se référant à la fracture sociale à l’ère du numérique, il demandait : « Que pouvons-nous faire pour que notre jeunesse ne devienne pas malade de stress ? ». Tandis qu’il suffit de regarder du côté de communautés alternatives pour se rendre compte que beaucoup de personnes sans téléphone portable savent pratiquement construire une maison entièrement, électricité et charpente comprises.
L’invasion numérique semble pour l’instant fractionner les populations en plusieurs groupes, où les plus exclues ne sont pas toujours celles que l’on croit. Mais les signaux d’alarme se sont déclenchés et pourraient inverser la tendance. Espérons-le, du moins.
Nassima Rahmani