A l’heure où la raréfaction de l’eau est en passe de devenir un problème mondial majeur, on assiste à une mainmise marquée du secteur de l’eau par un système financier complexe et opaque. L’eau, sous couvert de durabilité et de préoccupation pour la planète, semble particulièrement aiguiser l’appétit des financiers.
Pour commencer, l’argument numéro un permettant de légitimer le recours au secteur privé dans le domaine du développement est notamment la réalisation de l’objectif de développement durable onusien numéro 61. En effet, ce dernier affirme que la mise en œuvre de certains droits fondamentaux essentiels comme l’accès à l’eau nécessite un besoin de capitaux et d’investissements à hauteur de 140 milliards de US$ et ainsi l’implication du secteur privé dans cette entreprise.
En d’autres termes, si nous voulons parvenir à cet objectif et permettre à toute la population mondiale d’accéder à l’eau, nous allons devoir la privatiser et la considérer comme un service comme un autre, notamment pour attirer les investisseurs privés. Plus encore et partant du constat que l’eau se raréfie, il faudrait, selon ces nouveaux „vendeurs“ d’eau, attribuer un prix à l’eau pour que chacune et chacun apprenne à l’économiser.
Qui sont donc ces nouveaux entrepreneurs de l’eau ?
Crée en 2015, Waterpreneurs, une ONG basée à Genève, se veut l’intermédiaire entre différents acteurs du secteur de l’eau (entreprises, ONG…). L’ONG offre également ses conseils aux entreprises dont les activités ont un impact direct sur l’environnement local et l’approvisionnement en eau.
L’organisation Waterpreneurs est notamment active au Kenya et en Australie, dans la région de Brisbane où elle a organisé en 2020 un forum international de l’eau. Cette région vous évoque peut-être quelque chose, car Brisbane a été une des premières régions du monde à introduire l’eau en bourse. C’est aussi une région qui a connu un fort développement des marchés privés de l’eau, mais surtout, qui a été frappé par des sécheresses et des incendies dévastateurs.
Autre élément surprenant, les liens étroits entre les co-fondateurs de Waterpreneurs et la multinationale suisse Nestlé. Prenons les trois fondateurs de Waterpreneurs, Nicolas Lorne, Franck Barroso et Brieux Michoud. Nicolas Lorne a travaillé plus de 10 ans chez Nestlé comme responsable stratégique sur plusieurs continents, tandis que son confrère Franck Barroso a travaillé près de 9 ans comme analyste financier pour le géant bleu. Le dernier membre de la direction, Brieux Michoud, a occupé un poste de chef de projet chez Nestlé.
Certaines entreprises invitées par Waterpreneurs lors de la tenue de ce grand forum international à Brisbane laissent quelque peu perplexe. Argyle, une entreprise américaine spécialisée dans la finance de l’eau, offre par exemple un service de gestion du risque lié au prix de l’eau (identification des risques des portefeuilles et des produits financiers, analyse de la rentabilité des investissements, décisions sur l’investissement, etc). De son côté, l’entreprise californienne Aqaix souhaite promouvoir les instruments financiers utilisés à Wall Street pour accroître les rendements des investissements du secteur de l’eau, favoriser le recours aux obligations vertes et faciliter l’acquisition de titres sur l’eau que l’on peut vendre et acheter. Apparemment, le secteur de l’eau permettrait de promouvoir cette nouvelle finance verte.
Waterpreneurs semble également présent dans certains pays d’Afrique, où l’ONG met en lien différentes entreprises du secteur de l’approvisionnement et l’assainissement de l’eau comme au Kenya, pays où l’eau se fait rare et qui est victime de multiples sécheresses. Le service public de l’eau y est par ailleurs quasi inexistant. Le prix de l’eau tendrait également à monter lorsque celle-ci vient à manquer.
L’investissement au service du bien commun
Beaucoup d’ONG s’associent à des fonds d’investissements ou à des fondations de grandes multinationales comme Véolia, Danone ou Suez. Pour citer un exemple, l’ONG française 1001fontaines a conclu un partenariat avec le groupe UBERIS Capital, un fonds d’investissements asiatique, pour obtenir un financement et développer ses activités financières dans le secteur de l’eau.
Le but de ces entreprises d’investissement est de développer des modèles commerciaux payants de services d’assainissement et de distribution de l’eau dans des zones reculées. Des conduites d’études de marché (étude SWE) du secteur de l’eau dans les pays à faible revenu (Afrique, Asie, Amérique latine) sont aussi menées et représentent, selon le World Resources Institute (WRI), un potentiel bénéfice de 20 milliards de US$. L’étude de marché rapporte également qu’il est plus rentable d’investir dans les régions urbaines périphériques, contrairement aux zones rurales où l’accès à l’eau est plus aisé et où les populations locales sont moins enclines à payer pour une eau potable „améliorée“. Ceci nous donne déjà des indications sur les intentions de ces fonds d’investissement qui ne semblent pas se préoccuper de la réalisation des besoins en eau des populations, mais bien de s’implanter là où la privatisation de l’eau serait mieux accueillie et où elle pourrait se vendre à un prix plus élevé. Et puis, soyons réalistes, les études de marchés menées par ces grands bureaux de la finance ne servent en réalité qu’à une chose : connaître précisément la rentabilité des activités envisagées.
Des nouveaux marchés alléchants pour les grands industriels
Plus encore, on constate que la France a beaucoup investit au Kenya au cours de ces dernières années, notamment à travers la présence marquée du Medef sur le territoire, la plus grande organisation patronale de France. Cela s’explique entre autres par l’existence d’un accord bilatéral de protection des investissements datant de 2010, qui offre de sérieuses garanties aux investisseurs. Ceci illustre bien les opportunités majeures que représentent les marchés de l’eau, mais aussi de l’énergie et du transport en Afrique de l’Est pour les grands industriels français (Véolia, Suez, Danone) et étrangers.
L’intention de ces nouveaux entrepreneurs de l’eau est aussi d’introduire en bourse leurs activités de distribution et d’assainissement de l’eau.
Il s’agit aussi d’appliquer des mécanismes de marchés pour ce qui concerne la gestion de l’eau car en raison de sa rareté croissante, l’eau potable ne peut plus être considérée comme un bien gratuit et a dorénavant un prix. Selon ces entreprises surfant sur la vague verte, certaines régions gèrent également mal leurs ressources en eau douce en les épuisant à un rythme trop rapide, raison pour laquelle l’accès à l’eau subventionné et dans certains cas donné gratuitement, ne contribue pas à en réduire la consommation. Pendant ce temps, un milliard de personnes n’a toujours pas accès à l’eau…
Rappelons que la finance verte reste de la spéculation et a donc des conséquences directes sur le prix des biens en général, et plus particulièrement sur l’eau ! L’eau ne devrait en aucun cas faire l’objet de spéculation et être soumise aux mécanismes de marché traditionnels, la réduisant à une simple marchandise alors qu’elle reste une ressource naturelle vitale pour toutes et tous. Par ailleurs, des procédés comme la marchandisation et la spéculation n’éviteront ni les sécheresses et les incendies, ni le réchauffement climatique. En outre, les mécanismes qui régissent la finance restent quant à eux inchangés : la spéculation s’ajuste à la demande d’un bien ou d’un service, ce qui a une incidence directe sur le prix. De surcroît, le statut de ressource vitale de l’eau n’est évidemment pas pris en compte. Par ailleurs, d’autres acteurs peuvent intervenir sur le marché et spéculer sur le prix des biens, ce qui en général a pour effet d’en augmenter le prix. Pour démontrer ce mécanisme, la mise en bourse de l’eau en Australie de 2019 par de multiples „traders de l’eau“ dont le rôle est de gérer les portefeuilles des marchés de l’eau, a abouti à une multiplication du prix de l’eau par 10 dans les régions les plus touchées par la sécheresse.
Texte:
Nadia Magnin, secrétaire nationale attac suisse
Photo:
Martin Albisetti