Le PIB (produit intérieur brut) et sa croissance représentent probablement les valeurs les plus puissantes du monde contemporain. Elles guident l’ensemble de nos décisions politiques, à tel point que même la protection de l’environnement et du climat sont subordonnés au dogme de la croissance économique. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le concept de PIB est né dans les années 1930, aux USA. Alors en pleine crise économique (Crash de 1929 et Grande Dépression), le Congrès Américain charge l’économiste Simon Kuznets de travailler sur un indicateur permettant de mesurer les effets de la crise et de son évolution. Ce dernier présente alors la formule originale du PIB qui permet de capturer la production économique des individus, des entreprises et du gouvernement en une seule mesure. Cette mesure devrait augmenter en période de prospérité et diminuer en période de crise.
À la veille de la deuxième guerre mondiale, les données réunies pour le calcul du PIB se révèlent indispensables pour piloter la conversion de l’économie industrielle compétitive des USA en économie militaire planifiée. En 1944, les délégués de 44 nations alliées l’intègrent alors dans les bases d’un système financier international lors de la conférence de Bretton Woods. Le PIB devient l’outil standard pour mesurer les performances économiques d’un pays et la croissance de la production devient peu à peu l’objectif dominant des pays industrialisés. En 1961, la création de l’OCDE affiche comme priorité d’atteindre la plus forte croissance économique possible. Le ton est donné : il s’agit de protéger la croissance de la production envers et contre tout.
Le développement durable : un concept redoutable pour se donner bonne conscience
Des objectifs sociaux et environnementaux viendront cependant s’ajouter à cet objectif de croissance économique. Le premier sommet de la Terre à Stockholm en 1972 voit en effet la naissance du « développement durable ». Celui-ci propose la mise en négociations de trois pôles distincts : l’économique, le social et l’environnement. Au lieu d’une vision concentrique où l’économie serait incluse dans le social, lui-même inclus dans l’environnement, le développement durable présente le social et l’environnement comme de simples partenaires de l’économie. Cette représentation laisse croire qu’il suffirait d’ajuster les curseurs pour atteindre un territoire gagnant-gagnant entre économie capitaliste, et exploitation de la société et de l’environnement. Or, ce territoire n’existe pas.
Cette idée rassurante de développement durable a ainsi probablement contribué à mettre sous le boisseau des travaux scientifiques contestant la possibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, tel le Rapport Meadows du Club de Rome sur les limites à la croissance (1972) ou la thèse de Nicholas Georgescu-Roegen démontrant la nécessité d’une décroissance (1971). En instituant le social et l’environnement en sous-systèmes de la sphère financière et marchande, le discours du développement durable qui s’impose permet au contraire à la croissance économique de se loger au cœur même du Programme des Nations Unies pour l’Environnement, ainsi que dans la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques.
La croissance verte pour un nouveau pacte écologique mondial
C’est donc sans grande surprise que l’on trouve la croissance économique aux premières loges de l’Accord de Paris (Art. 10, Al. 5. « Il est essentiel d’accélérer, d’encourager et de permettre l’innovation pour une riposte mondiale efficace à long terme face aux changements climatiques et au service de la croissance économique et du développement durable») ou encore dans les buts premiers de la loi sur l’énergie, acceptée en 2017 pour favoriser la transition énergétique suisse (730.0 LEne Art. 1 Al. 1. « La présente loi vise à contribuer à un approvisionnement énergétique suffisant, diversifié, sûr, économique et respectueux de l’environnement »).
Sans que personne ne s’y soit réellement opposé, le projet de croissance verte s’est institutionnalisé. Il est aujourd’hui ancré dans nos lois et nous demande l’impossible, à savoir réaliser un découplage absolu entre croissance économique d’une part et diminution des externalités néfastes sur la société et l’environnement d’autre part.
Ce découplage ne peut pas avoir lieu. Si la croissance économique a permis de solidifier les fondements de la protection sociale, elle a profondément échoué à effacer les inégalités qui prennent aujourd’hui des dimensions accablantes. Sur l’ensemble de la planète, 1 personne sur 9 ne mange pas à sa faim, 2 milliards d’êtres humains vivent avec moins de 3 dollars par jour, 1% des plus riches détiennent plus de richesse que la totalité des 99% restants et ne parlons même pas de la dette.
De même, historiquement, la croissance économique ne s’est jamais accompagnée que d’une augmentation de la consommation d’énergie et des ressources naturelles et donc d’une augmentation de la pollution globale et des symptômes de plus en plus nombreux et visibles d’une biosphère malade. Quant à la neutralité carbone qu’il faudrait atteindre au plus tard en 2050, il est permis de douter de sa réalisation en s’appuyant sur le graphique ci-dessous (où les extrapolations de 2019 à 2050 sont faites à main levée, mais correspondent grosso-modo à ce que prévoit l’Accord de Paris pour rester sous les 1.5°C).
Alors quels fondements pour l’économie de demain ?
Sur la base de la théorie de l’évolution de Charles Darwin, la concurrence et la compétition (ou la guerre de tous contre tous) sont souvent présentées comme le moteur fondamental de l’évolution de la vie. Ces principes ont donc « naturellement » été considérés comme la base la plus efficace d’une économie de marché.
Quels systèmes économiques auraient pu voir le jour, si au lieu de se baser sur une sélection naturelle qui se débarrasse des faibles, nos économistes s’étaient appuyés sur les théories endosymbiotiques, développées par Lynn Sagan dans les années 1960, et qui présentent l’interdépendance, la coopération et la symbiose comme autre moteur nécessaire à l’évolution de la vie ?
Pour être à la hauteur des enjeux, les réponses devront forcément être politiques. Et vu le taux d’absentéisme lors des formations des parlementaires suisses au réchauffement climatique le 2 mai dernier : il y a encore du pain sur la planche !
Cependant, une économie intégrée dans le social et l’environnement, distributive et régénérative par dessein existe déjà. Les exemples se trouvent dans de multiples projets locaux, à taille humaine, qui valorisent la satisfaction des besoins sociaux plutôt que le profit et le court-termisme, qui permettent de retrouver un travail qui fait du sens, qui mettent en avant l’artisanat, l’agriculture biologique, contractuelle et de proximité, qui favorisent une utilisation économe des ressources et leur mise en valeur, et qui finalement proposent d’habiter la Terre solidairement plutôt qu’égoïstement. « Le révolutionnaire doit être capable d’entendre pousser l’herbe », disait Marx. Écoutons bien et aidons notre herbe à pousser.
Pour aller plus loin :
Cet article est inspiré des livres suivants :
- L’évènement anthropocène-La Terre, l’histoire et nous de Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz (2016) pour la section développement durable.
- La théorie du Donut – L’économie de demain en 7 principes de Kate Raworth (2017) pour l’histoire du PIB et des inégalités.
- Post Growth-Life After Capitalism de Tim Jackson (2021), malheureusement non encore traduit, pour les fondements de l’économie de demain.
Texte :
Naomi Vouillamoz
Géologue avec un doctorat en géophysique environnementale. Membre du conseil de ville biennois chez les vert·e·s.