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À la limite… de la démocratie

Tentons un syllogisme : 1) la majorité des Suisses aime la Nature ; 2) la démocratie suisse reflète la volonté du peuple ; conclusion : la politique suisse est en faveur de la Nature. J’attache mon espoir à la prémisse majeure, mais je constate que ma conclusion est incorrecte. Où est l’erreur ?

Le système politique suisse est souvent cité en exemple par d’autres pays (petite pensée émue pour nos voisines et voisins de l’hexagone, où « démocratie » s’écrit « 49.3 »…) Certes, notre droit d’initiative populaire et la folklorique landsgemeinde font bonne figure, mais quand il s’agit d’aborder des problèmes graves (au hasard : la pollution, le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité), ils échouent lamentablement. 

En 2015, notre gouvernement signait l’Accord de Paris : un engagement à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport à l’ère pré-industrielle pour augmenter nos chances de conserver les conditions de vie sur Terre. Que s’est-il passé depuis ? Avons-nous adopté un mode de vie sobre et durable ? Pas sûr : pétrole, gaz et charbon continuent de jaillir de terre pour assurer notre confort, et un vol Genève-Zurich reste moins cher en avion qu’en train première classe. Pire encore : en mars dernier, dans le canton de Berne, on votait un crédit de 400 millions de francs pour la construction de deux nouvelles routes, avec ce que ça implique d’augmentation de trafic, de bétonisation de surfaces arables et de pression sur la biodiversité. Cherchez l’erreur… 

Heureusement, si le gouvernement faillit à sa tâche, nous pouvons compter sur le bon sens des citoyennes et citoyens, n’est-ce pas ? Tour d’horizon des résultats des votations sur le sujet depuis 2015 : initiative « Pour une économie durable et fondée sur une gestion efficiente des ressources (économie verte) » de 2016 ? Refusée ! Initiative « Pour la souveraineté alimentaire » de 2018 ? Refusée ! Initiative pour des « Multinationales responsables » de 2020 ? Refusée ! Loi sur le CO2 de 2021 ? Refusée !  

Tiens, mais on dirait que les Suisses ne s’émeuvent guère du sort de la planète ! Comment est-ce possible ? 

Dans notre idéal démocratique, nous considérons que le droit de vote est un droit fondamental, inaliénable, et que la meilleure décision est celle de la majorité. Bien sûr, c’est celle qui génère le moins de frustration, mais est-ce la plus intelligente pour autant ? Dans une société capitaliste qui nous bombarde de publicités nous invitant à la consommation, qui nous déroute à coup d’infox sur les médias sociaux et qui nous lobotomise à grand renfort de vidéos Tik-Tok et de séries Netflix, sommes nous encore assez lucides pour choisir de renoncer à notre confort afin de préserver notre avenir ? Comme le résumait Coluche, « ça n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison. » 

Et puis, avant une votation, chaque parti y va de ses recommandations. La semaine passée, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un « journal d’information » de l’UDC concernant les prochaines votations sur la « Loi sur le gaspillage de l’électricité ». Que dis-je, un journal : un véritable magazine de propagande outrageusement mensongère livrant quantité d’arguments aussi trompeurs qu’anxiogènes, en plus d’un ramassis de propos xénophobes et racistes. En effet, on y lit que les immigré·es consomment à elleux seul·es l’équivalent de la production d’une centrale nucléaire, et réduisent donc à

néant tous les efforts d’économie d’énergie des helvètes exemplaires, que « la plupart des problèmes dont nous souffrons sont liés à l’immigration de masse » (sic !) et que les chinois·es et les indien·nes génèrent beaucoup plus de CO2 que les suisse·sses. Je résume : dans notre belle démocratie, le plus grand parti politique peut, en toute impunité, instrumentaliser les votations sur l’énergie pour vomir sa haine des étranger·es dans un tout-ménage. 

À propos, cette « loi sur le gaspillage de l’électricité » est le contre-projet à l’initiative des Glaciers, initiée il y a déjà 5 ans, qui fait maintenant l’objet d’un référendum. Je ne sais pas vous, mais moi, je commence sérieusement à m’impatienter : cela fait 30 ans que les scientifiques du climat nous hurlent que nous n’avons pas de temps à perdre, et nous, au nom de la démocratie, pataugeons dans la semoule. Dites, ça commence quand, « l’urgence » ? 

Ajoutons encore à cela les groupes de pression (les lobbies) qui jouent aux marionnettes avec nos parlementaires (quelqu’un a dit « corruption » ? Mais non, voyons, pas dans notre démocratie !) et vous avez une idée de nos chances de gérer la crise climatique.  

Et alors, c’est quoi, la solution ? Je ne dis pas qu’il faut abdiquer nos droits politiques à ChatGPT en espérant que l’intelligence artificielle fera mieux que notre aveuglement naturel, mais que nous pouvons mettre en place des processus pour une démocratie plus intelligente et efficace. Plutôt que de voter sur des objets complexes sur la base d’un feuillet de quelques pages, de se laisser séduire par les arguments fallacieux de certains partis politiques, de laisser nos parlementaires à la merci des griffes avides des lobbyistes, peut-être pouvons-nous explorer d’autres pistes, comme les assemblées citoyennes, par exemple. Oh, je ne dis pas que c’est la panacée, mais nous pourrons en rediscuter quand nous en aurons testé les limites…

Texte:

Martin Gunn est ingénieur en mirotechnique; aujourd’hui, il consacre son énergie au Réseau Transition Suisse Romande, il en dépense une partie comme coursier à vélo, et il brûle le reste lors de compétitions d’aviron.

Illustration:

Dimitri Roulin, 19 ans, est étudiant en art visuel et passionné par l’illustration, et en particulier les dessins de presser satirique afin d’être actif face aux défis de notre époque (environnementaux et sociaux)

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