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Car on n’écrase ni la colère ni la peur avec des bombes ou des missiles

Le texte qui suit nous a été gracieusement offert par Ruth Dreifuss, ancienne Conseillère fédérale.  Il a été prononcé le 14 décembre 2023, à Genève, à la manifestation pour un cessez-le-feu à Gaza. Nous la remercions pour ce message de solidarité, d’humanité et d’engagement pour la paix.

Nous tous, nous toutes, vivons depuis plus de deux mois une succession de bouleversements émotionnels. Sidérés par la cruauté de l’attaque du Hamas du 7 octobre, nous nous sommes sentis honteux en tant qu’être humain de ce que des humains ont pu faire subir à d’autres humains. Nous avons ressentis la compassion pour les victimes assassinées, violées, terrorisées et prises en otage, l’empathie pour leurs proches. Et dès le premier jour nous avons vécu dans l’angoisse de ce qui allait suivre : une guerre dont les principales victimes sont les habitants et habitantes de Gaza et la violence déchaînée dans les territoires occupés. Ce sont tous ces sentiments qui nous réunissent aujourd’hui et nous font exiger la fin de la guerre.

Nous sommes aussi réunis pour exprimer notre solidarité avec les militants et les militantes, Israéliens et Palestiniennes, Palestiniens et Israéliennes, qui œuvrent depuis si longtemps pour une paix juste et durable, qui ne se découragent pas d’œuvrer au démantèlement du mur de haine qui sépare leurs communautés. Combien admirable est le travail de ces organisations au sein desquelles ces femmes et ces hommes coopèrent pour témoigner et contribuer à plus d’égalité, à un meilleur accès à la justice, à la santé, à la propriété, etc. Combien courageuses et engagées sont ces personnes qui dénoncent les exactions auxquelles se livrent certains de leurs compatriotes et les violations des droits humains dont leurs propres autorités se rendent coupables. Nos pensées reconnaissantes vont, parmi beaucoup d’autres, à Bassam et à Rami ; ayant chacun perdu une fille de la main d’un membre de l’autre camp, ils se sont engagés, parce qu’ils éprouvaient la même terrible douleur, dans une mission commune pour la paix. Ces porteurs d’espoirs, même minoritaires, même diffamés et parfois menacés, même après la mort de collègues, ont décidé de ne pas désespérer. Espérons avec eux et avec elles. Et soutenons-les.

«Nous sommes aussi réunis pour exprimer notre solidarité avec les militants et les militantes, Israéliens et Palestiniennes, Palestiniens et Israéliennes, qui oeuvrent depuis si longtemps pour  une paix juste et durable…»

Ruth Dreifuss

Ce ne sont cependant pas seulement des émotions – le chagrin et la pitié – qui nous rassemblent. C’est la volonté tenace de faire respecter le droit international, en premier lieu la Déclaration universelle des droits humains (dont nous commémorons le 75e anniversaire) et les Conventions de Genève (dont nous sommes si fiers qu’elles portent le nom de notre ville). Parce que les humains sont capables du pire en temps de guerre, capables du pire lorsque leur victimisation, leurs traumatismes les poussent à la vengeance, aux représailles, à la négation de l’humanité de l’autre, il faut des règles, il faut des enquêtes, il faut des tribunaux pour nommer et juger les crimes de guerre, le crime d’agression, les crimes contre l’humanité et le crime de génocide.

Et puis, c’est la raison qui nous conduit à manifester ensemble, non seulement en faveur du cessez-le-feu, mais surtout pour une paix juste et durable dans la région. Les guerres successives depuis 75 ans sont le résultat d’une longue liste d’occasions ratées, parfois par les uns, parfois par les autres, souvent par les deux en même temps. Car on n’écrase ni la colère ni la peur avec des bombes ou des missiles, on ne soulage pas le deuil des uns en provoquant le deuil des autres, on n’éradique pas le fanatisme par la guerre, on ne rompt pas le cycle de violence par plus de violence. On ne peut espérer que les prochaines générations puissent être pacifiques si elles sont mobilisées pour se combattre et grandissent dans le mépris ou la haine, sans jamais avoir réellement la possibilité de connaître des personnes appartenant à l’autre communauté. Le voir dans le viseur d’une arme ou dans une vidéo de propagande haineuse condamne cette jeunesse à perpétuer les erreurs des aînés. Chaque camp doit reconnaître que ce cycle mortifère est appelé à se perpétuer … à moins que le droit de deux communautés de vivre côte-à-côte soit pleinement respecté.

Un dernier motif d’être présents, nous appuyant les uns sur les autres, partageant émotion, solidarité et raison, c’est la nécessité de lutter contre la résurgence de l’islamophobie et de l’antisémitisme dans nos sociétés. La haine et l’intolérance sont comme les taches d’huile : elles ont tendance à s’étaler, à conquérir des espaces de plus en plus larges, à provoquer jusque loin de leur centre cette déshumanisation qui fait qu’on ne voit plus le visage de l’autre mais la caricature déformante du groupe auquel, entre autres identités, il ou elle appartient.

A qui s’adresse notre insistant appel en faveur d’un cessez-le-feu immédiat ? D’abord aux autorités d’Israël et aux dirigeants du Hamas : l’attaque contre les villages du sud d’Israël, l’assassinat, la torture, le viol et l’enlèvement de centaines de victimes civiles ont déclenché un nouveau cycle de violence, qui, à Gaza, a blessé, tué, déplacé, privé de leur logement et d’aides existentielles des milliers de victimes innocentes. Ces violences doivent cesser, immédiatement, non seulement à cause de l’insoutenable souffrance imposée à des êtres humains, mais aussi parce que cette guerre risque de s’étendre à l’ensemble de la région et qu’elle sème la haine bien au-delà de celle-ci.

C’est pourquoi nous nous adressons aux gouvernements qui ont soutenu et soutiennent encore l’un ou l’autre des camps en présence : ne versez pas d’huile sur l’incendie qui ravage Gaza. Intervenez en faveur d’une trêve immédiate. Soutenez maintenant les forces de paix de part et d’autre et l’aide humanitaire si nécessaire à la population gazaouis. Offrez vos bons offices pour faciliter des négociations pour une paix durable, la reconnaissance des droits des Palestiniens à l’autodétermination, la sécurité et l’absence de discrimination pour tous les habitants et habitantes d’Israël. Et prenez position contre l’antisémitisme et l’islamophobie : vous avez la responsabilité de protéger chacun et chacune qui vit dans votre pays contre les discriminations, les injures, les menaces et les actes violents. Ce message s’adresse évidemment aussi à la Suisse. Pour nous, elle s’adresse même tout particulièrement à la Suisse, au Conseil fédéral et au Parlement, dont les décisions peuvent impacter directement le sort des personnes prises dans la tourmente.

Car nous nous sentons, en tant que Suissesses et Suisses, en tant qu’Européens et Européennes, co-responsables du sort des peuples du Proche Orient. Parce que leur histoire est étroitement liée à la nôtre, des conséquences de la première guerre mondiale et de la fin de l’Empire Ottoman comme des pogromes et de la Shoah. C’est pourquoi nous sommes rassemblés. Nous n’acceptons pas d’être tétanisés par la violence, paralysés par l’angoisse et un sentiment d’impuissance. Nous assumons notre responsabilité en faisant entendre nos voix, des voix en faveur de la paix et de la justice.

Car la tragédie actuelle doit être la dernière d’un conflit qui, depuis au moins trois générations, ne trouve pas de solution durable. Un conflit qui périodiquement rouvre les plaies et ravive les traumatismes. Un conflit qui s’aggrave parce que la réalité est modifiée par des actions illégales dans les territoires occupés. Un conflit qui ne peut être surmonté qu’au prix de sacrifices : il s’agit des droits à la terre, à l’eau, à la nationalité, à la souveraineté et à la sécurité. Il s’agit aussi de renoncer à des narratifs qui, de part et d’autre, s’accusent réciproquement et fondent des droits exclusifs sur des histoires dont chaque camp choisit de l’écrire à son avantage, refusant de considérer comment elle est écrite par l’autre. La coexistence de deux sociétés dans cet espace restreint l’exige.

Texte :
Ruth Dreifuss, ancienne Conseillère fédérale.

Photo :
« La guerre est finie ! Si tu le veux ». Carte postale originale A5 de 1970 de la campagne  anti-guerre de John Lennon et Yoko Ono pour Noël 1969. Mise à disposition par Enrique Munoz Garcia

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