Anet est une des initiatrices de la Cuisine populaire et y a travaillé de nombreuses années. Mina est une jeune femme incisive et engagée et travaille depuis 2 ans dans le collectif. Elles ont accepté de répondre aux questions. Ce collectif a su être flexible, durer des années, s’adapter à la réalité et avoir un grand sens des responsabilités. Tout en maintenant l’essentiel des ses valeurs. Une vraie école nous dit une des responsables de la cuisine populaire !
Question : Comment est né le projet de la cuisine populaire ? Qu’en a été l’inspiration ?
Anet : en 1991, la table de midi de la « Römerquelle » a été fermée, faute de subventions. Avec 2 amies qui y travaillait nous nous sommes dites qu’il fallait une cuisine populaire à Bienne et nous avons commencé avec rien du tout : une cuisinière de la brocante, des assiettes collectées, des dons et un propriétaire a mis à disposition une maison, en attendant sa démolition. Après 2 ans, les tuyaux d’eau ont explosés et nous n’avions pas les moyens de les réparer. Nous nous sommes donc mis en relation avec Vagos, né une année auparavant, mais qui ne fonctionnait qu’en hivers pour des sans abris.
Question : Vous êtes une association, comment s’est-elle crée, quelle est sa structure ?
Anet: Au départ nous voulions une cuisine populaire et le moyen le plus simple était de nous organiser dans une association. Nous n’avons jamais eu de président, nous étions des autonomes, chacun est son propre chef, c’est donc une structure horizontale.
Question : Quelles sont les valeurs que vous défendez au travers de votre activité à la Cuisine Populaire ?
Anet : notre idée était de créer une institution sans hiérarchie, qui ne fait pas de profit, une aide à bas niveau, donner de quoi se nourrir. Ce n’était que des idées, car au début nous n’avions rien, notre travail n’était pas rémunéré. Offrir un endroit où les personnes peuvent être comme elles sont. Mais nous ne tolérons aucune violence, pas de sexisme, pas de racisme, etc. Les valeurs n’ont pas changé, ce qui a changé c’est la « clientèle ».
Mina : c’est encore la même chose, aujourd’hui. Il est important d’offrir un endroit où la consommation ne domine pas. Avec ou sans argent on peut entrer, s’assoir, dans le calme, dans un lieu sûr, protégé du froid ou du soleil, se reposer du stress. C’est très important que chacun ait une place où il se sent bien, sans obligation et sans devoir s’identifier. On n’est contraint à rien, on peut prendre un thé ou pas, on se remet du stress.
Question : Dans quel sens cette « clientèle » s’est-elle modifiée ?
Anet : au début nous avions majoritairement des personnes sans domicile, des gens reliés au Drop In, des alcooliques, car il n’y avait pas le Alkstübli ni le Cactus.Aujourd’hui le nombre d’usagers a doublé. Au début nous ne cuisinions que le soir, le repas de midi s’est mis en place plus tard vers 1997. Mais s’il y avait 20 personnes c’était beaucoup. Au départ il y avait peu de gens à midi, une personne seule pouvait cuisiner. Avec le temps, le nombre d’usagers a augmenté et maintenant deux personnes doivent préparer le repas.
Mina : c’est aussi une clientèle différente à midi ou le soir. A midi il y a beaucoup de travailleurs, des familles monoparentales avec leurs enfants, des personnes qui dépendent de l’aide sociale ou de l’AI. Environs 30-40 personnes. Le soir c’est différent, les travailleurs ne viennent pas, et la fréquentation dépend aussi un peu du jour de la semaine. La moitié des visiteurs du soir ne mangent pas, ils prennent de la soupe gratuite ou du thé. Ce sont des personnes solitaires, sans foyer ou isolées. Je penses aussi qu’aujourd’hui les personnes sans abri sont moins reconnaissables et s’organisent peut-être mieux.
Anet : les travailleurs qui viennent sont des workings-poor qui n’ont pas les moyens d’aller au restaurant. Nous avons aussi des sans-papiers et des demandeurs d’asile, que nous n’avions pas auparavant.
Questions : Quelles ont été les difficultés durant ces années que vous avez du affronter?
Anet: d’abord sûrement les finances, obtenir les moyens financier pour maintenir l’institution. Nous avons du affronter plusieurs « crises » durant ces 25 ans. Et aussi, naturellement avec les usagers, même si c’était rare, nous avons dû faire face à des violences, des agressions sexuelles, menaces, et aussi les différences culturelles peuvent créer des difficultés ou avec des dealeurs parfois aussi.
Mina : en hiver, quand il fait trop froid, les dealers viennent, et ils essayent de vendre de la drogue. C’est un gros problème pour nous car nous ne tolérons pas la drogue. Parfois il est difficile de „chopper“ ces gens sur le fait et de pouvoir leur prouver qu’ils ont commis un acte contraire à nos règles.
Question : Comment résolvez-vous ces différents problèmes ?
Anet : il n’y a pas la solution unique, il y a des solutions en fonction des individus. Nous affichons toujours clairement nos règles, nous cherchons le contact. Nous avons mis en place, en plus des 2 personnes qui cuisinent, une 3ème personne qui « supervise » et s’occupe de la salle les soirs en hivers. Ainsi, si nous constatons que quelqu’un est en mauvais état, nous cherchons le contact et nous essayons de servir d’intermédiaire avec d’autres institutions spécialisées. Nous cherchons fréquemment le dialogue avec nos visiteurs. Donc je le répète, il n’y a pas LA solution. Parfois nous devons aussi émettre des sanctions, même si ce n’est pas agréable. Nous sommes parfois obligésde prononcer une interdiction de fréquenter la cuisine populaire provisoirement !
Mina : comme l’a dit Anet chaque problème, chaque situation, chaque conflit est traité individuellement. Se sont aussi chaque fois des personnes différentes, donc il n’y a pas de solution unique. Nous avons une liste concernant les comportements problématiques, nos règles et la manière de les aborder, tel qu’avertissement, interdictions etc. Comme un fil rouge qui nous permet de nous orienter.
As-tu l’impression que les modifications dans la « clientèle »ont pu modifier les valeurs que vous défendez ?
Mina : non, cela n’a pas changé, les principes sont les mêmes, en accord avec toute l’équipe. Mais ces changements ont rendu leur application plus difficile. Lorsque nous avons par exemple un dealer, il est difficile de prendre des mesures communes drastiques, nous connaissons un visage, mais nous ne savons pas qui est cette personne. Je pense que nous ne devons pas changer nos valeurs, il faut chercher à chaque fois la discussion activement et rappeler les règles en vigueur.
Anet : nous avions à l’époque très peu de problèmes. Mais s’il y a plus de personnes qui fréquentent la cuisine populaire il y a aussi plus de problèmes. L’interdiction de venir était très rare et malheureusement cela devient plus fréquent aujourd’hui. Les temps changent. Mais nous essayons de garder les mêmes principes, même si ce n’est pas toujours simple.
Question : vous êtes subventionnés par le canton et la ville, est-ce que cela a changé vos valeurs, vos principes, votre travail et l’organisation de celui-ci et l’entente dans l’équipe ?
Mina : le café coûte maintenant 1fr. (avant 50ct) (Rires)
Anet : la ville nous avait octroyé durant 2 ans une aide financière, afin de pouvoir améliorer la situation du personnel et de pouvoir garantir la bonne continuation de l’institution. Le travail ici est dur et même si nous n’avons pas de chef, les souris ne dansent pas. Cette aide nous a aidé certes. Mais cela n’a pas modifié nos principes et nos valeurs et les nouveaux collaborateurs s’y tiennent toujours et n’en dévient pas.
Mina : je pense que la ville aimerait peut-être certains changements. Le menu coûte 5FR et le soir 30 personnes n’ont pas les 5.00 pour manger, déjà maintenant. Nous ne pouvons pas augmenter ces prix, car les gens n’ont pas l’argent, même si on augmente d’un seul franc. Ces 5FR font partie des principes et c’est ainsi. Les prix augmentent plus vite que les revenus et si les gens n’ont pas, ils n’ont pas !
Anet : Et l’argent pour l’entretien des personnes au service social a été diminué.
Anet: il y a eu par exemple des pressions pour une nouvelle politique des prix, on nous a proposé de doubler le prix des repas ainsi nous n’aurions plus de problèmes financiers. Mais si nous fixons le prix du repas à 10 Fr, alors nous ne sommes plus une cuisine populaire. J’ai fait un sondage parmi toutes les cuisines populaires en Suisse et nous sommes parmi celles qui demandent le prix maximum.
Mina : nous avons le sentiment que les autorités aimeraient mieux avoir à faire à un chef, un responsable sur lequel il est plus facile de faire pression et qui centralise tout. Pour elles, ce serait certainement plus facile. Ici nous avons tous les mêmes droits, nous allons toujours discuter à plusieurs et nous nous soutenons les uns les autres. Nous sommes ainsi plus aptes à nous renforcer et résister à la pression.
Anet : je crois que de l’extérieur il est difficile de comprendre comment une institution peut être ainsi dirigée, dans laquelle chacun/e a le droit de s’exprimer largement et a une voix équivalente. Parfois cela peut rendre la gestion plus difficile car nous devons trouver un consensus entre tous. Mais cela fonctionne très bien. Cette forme de fonctionnement est aussi une école.
Questions : après toutes ces années quels sont les succès de votre projet ?
Anet: en 1991, lorsque nous avons mis sur pied cette cuisine populaire, jamais je n’aurais imaginé que 25 ans plus tard ce projet devienne une institution d’une telle importance et j’espère que cela continuera. Nous sommes véritablement une institution reconnue.
Mina : je travaille ici depuis 2 ans et avant comme piquet. Le plus grand succès pour moi est que la cuisine populaire existe depuis 25 ans et que les structures et les valeurs sont restées identiques, nous sommes restés fidèles et cela fonctionne.
Anet : nous sommes restés unis, malgré le fait que nous ayons aussi subit des pressions pour changer. Nous avons pu créer une telle institution sans aucun moyen au départ. Quand je vois aussi le nombre de personnes qui soutiennent par des dons et qui apprécient la cuisine populaire. Cela donne du courage et montre son importance et que nous sommes reconnus. Par rapport aux usagers le fait que des familles avec enfant viennent montre aussi notre crédibilité.
Question : que vous inspirent les nouveau projets collectifs qui fleurissent à Bienne ? (tels que le Gurzelen, la Haus pour Bienne, etc.)
Anet : Leurs projets sont assez différents du nôtre.
Mina : c’est bien pour eux et s’ils ont plus de moyens que nous, tant mieux pour eux. Nous avons commencé avec difficultés et c’est bien que ce soit peut-être plus facile pour eux. Qu’ils puissent aménager le vieux stade au lieu de le laisser en friche pendant des années. La même chose pour la Maison pour Bienne, on peut se réjouir pour eux.
Anet : Sans connaitre les détails je pense que ce sont aussi des personnes capables de créer avec peu de moyens, comme nous, probablement avec les mêmes valeurs !
Claire Magnin