Société Économie Points de mire

Dans la peau des décideurs énergétiques

Dans Powerplay, le jeu coopératif sur la transition énergétique, l’élimination progressive des combustibles fossiles d’ici 2050 doit être réalisée collectivement. Il fait beaucoup transpirer, donne un aperçu approfondi du paysage énergétique suisse et montre clairement qu’elle sera difficile et non sans compromis. 
Dans une interview avec Jérôme Castella de WattEd, ce dernier explique comment il a collaboré à développer ce jeu très complexe, basé sur des chiffres et des scénarios réels et alors qu’il est en tournée, les réactions que celui-ci déclenche chez les joueurs.

Qu’est-ce que Powerplay ?

Powerplay est un atelier qui prend la forme d’un serious game au sujet de la transition énergétique. Il a la particularité de faire manipuler des données réalistes, basées sur les sources scientifiques de référence (OFEN, GIEC, AIE, PSI, ETH, principalement, et beaucoup d’autres en complément…). Concrètement, participer à un atelier Powerplay se déroule de la manière suivante : en groupe, vous aurez à mettre en place une stratégie énergétique pour la Suisse, dans le but de sortir des énergies fossiles à l’horizon 2050. Il faudra d’ici là assurer un approvisionnement suffisant à la population et gérer des imprévus qui demanderont de la flexibilité et de l’anticipation.
Les postulats de base sont ceux de la stratégie énergétique 2050 de la Suisse. Il y a donc nécessairement quelques contraintes en termes de besoins qui ne sont pas dans les mains du groupe, mais nous laissons une grande liberté quand à l’exécution du mandat de transition qui a été donné à l’OFEN.

Le but ici est, par une approche ludique, de familiariser le grand public à la complexité de cette thématique, de faire sentir les ordres de grandeur dont on parle, et d’offrir l’opportunité de mieux connaitre cette fameuse stratégie. L’énergie est par nature omniprésente dans nos modes de vie. Il est important que l’ensemble des citoyen.ne.s puissent avoir du recul et de l’esprit critique vis-à-vis de ces questions, sur une base factuelle.

Tu as récemment proposé ce jeu coopératif (serious game) pour la première fois en public à Bienne. Puis, peu de temps après, dans d’autres villes en Suisse romande. Comment cela s’est-il passé pour toi ? 

Je n’ai pas beaucoup dormi.
Plus sérieusement, c’était génial ! La structure en 2 temps de l’atelier permet des échanges passionnants. En première partie, on pose le constat, on établit la base factuelle. Une fois que tout le monde est au même niveau de compréhension, on discute sur les implications réelles.
On arrive à un vrai débat d’opinion, au bon sens du terme ! Chacun.e y amène son expérience.

C’est très enrichissant. Et encourageant !
La question énergétique est urgente et vitale pour nos sociétés. Mais on se rend compte que les compromis et les consensus entre des gens de milieux différents sont possibles.

Comment se sentent les participants lorsqu’ils arrivent en 2050 après environ deux heures de jeu ? 

Il y a de tout ! Le jeu peut générer un sentiment de stress. On doit constamment arbitrer entre de l’urgence de court terme et des enjeux de long terme. Il y a des besoins de renouvellement, des flux d’argents, des aléas… et en plus de ça, il y a les aspects techniques.
ça fait beaucoup. Le jeu est également conçu pour matérialiser l’importance et l’empreinte de notre consommation d’énergie. Ça peut facilement donner le vertige, même à moi !

Mais l’ambiance des groupes aide beaucoup à malgré tout passer un bon moment. Ça reste un jeu. 

Et bien sûr, l’espace de discussion à la fin est absolument crucial pour ressortir avec un état d’esprit positif. 

En tant que concepteurs, quelles ont été vos réflexions dans le développement du jeu? Quels sont les objectifs du jeu et l’impact recherché auprès des participant.e.s?

D’abord nous avons réfléchi à des règles pertinentes, dans les grandes lignes. Puis très vite, nous avons rassemblé les données statistiques. Une fois cela fait, il fallait tester la jouabilité, ce qui a été le gros défi ! J’ai d’ailleurs à cette occasion rencontré plein de gens du milieu du jeu de société qui m’ont impressionné par leur intelligence. Et beaucoup d’idées géniales sont également venues de nos testeur.euse.s qu’on ne remerciera jamais assez !
Durant cette phase, nous avons été constamment confrontés à un arbitrage entre gameplay et pédagogie, la pédagogie étant notre but final. C’est la raison principale pour laquelle vous ne trouverez pas le jeu en magasin, en tout cas pas dans sa forme actuelle. C’est un atelier qui a un but de formation.

Ce qui est choquant, c’est que l’on peut certes réussir à se frayer un chemin jusqu’en 2050, et même, avec un peu de chance et d’habileté, atteindre plus ou moins l’objectif de la neutralité climatique. Mais on se rend aussi compte qu’avec deux tours de plus, la partie est perdue… Qu’en penses-tu ?  

Il y a tout de même des stratégies plus durables que d’autres, et nous n’avons pas tout testé !
Par contre, j’espère que si on ressort avec ce genre de constat, cela aide à la remise en question de certaines idées préconçues.

S’il est dangereux et un peu naïf de miser sur une rupture technologiques qui nous sauveraient dans les 30 ans à venir (les technologies nouvelles dans l’industrie lourde mettent du temps à passer à l’échelle), il est également faux de penser qu’aucun progrès ne sera fait. Le jeu en intègre certains, mais sont-ils ceux qui se matérialiseront vraiment ?

Enfin, le format de l’atelier met un peu sous pression au niveau du timing. Et donc les groupes ne prennent pas forcément les meilleures décisions. Souvent, au milieu de la partie, on observe des changements de stratégie. Certaines cartes ont-été jouées mais ne sont pas utilisées à leur plein potentiel, etc. C’est tout à fait normal vu que le sujet est compliqué. Si on transcrit au monde réel, les politiques énergétiques ont besoin d’être imaginées dans le temps long pour être viables.

De l’autre côté, par soucis de simplification, le jeu élude certaines questions qui seront également déterminantes et qui rendent la réalité encore plus complexe: Biodiversité, ressources matérielles, réseaux électriques…

Dans Powerplay, il est beaucoup question d’argent et d’investissement dans des infrastructures de production d’électricité plus ou moins impactante en termes de CO2. Il faut construire en permanence. La sobriété ne joue qu’un rôle secondaire. Pourquoi ? 

Notre postulat est l’application de la stratégie énergétique, dans laquelle la sobriété n’est pas un levier. Si les choses ont beaucoup bougé ces derniers temps sur ce terrain, c’était encore un sujet politique marginal lorsque la nouvelle mouture de la Loi sur l’Energie a été votée en 2017. 

Cependant, la réduction de la demande d’électricité intervient dans le jeu à plusieurs reprises. Elle n’est juste pas désirée et se paie donc par de l’impopularité. On ne peut pas appeler cela de la sobriété, qui elle doit être enviable.
De notre point de vue également, si ce n’est pas un pilier officiel, nous ne pensons pas que ce soit notre rôle de l’intégrer. On en discute en 2ème partie d’atelier avec plaisir, mais nous ne sommes pas plus légitimes que nos élu.e.s pour dire que c’est ce qu’il faut faire, au contraire.

Un dernier regard en arrière : le jeu est très complexe. Comment s’est déroulé son développement ? Comment avez-vous eu l’idée de ce jeu ?

J’avais collaboré avec Cédric, fondateur de WattEd, sur une infographie au sujet de la dépendance au gaz russe début 2022. Nous avons tout de suite bien travaillé ensemble. Il m’a appelé un jour pour me parler de son idée de jeu, il a commencé le pitch et je me souviens de l’avoir coupé au milieu de la première phrase pour lui dire que j’étais partant. Ça faisait un moment que j’avais un début d’idée en tête à ce sujet et notre rencontre a été le kick-start.

Nous ne sommes pas des concepteurs de jeu, donc un pro jugerait certainement son développement chaotique et inefficient ! Au début nous avions quelque chose de très simple en tête puis nous avons augmenté progressivement nos ambitions.
Je pense également pouvoir parler au nom de Cédric pour dire que nous devons d’énormes remerciements à nos compagnes et nos entourages pour leur soutien, leurs idées, et leurs tolérances aux longues soirées de tests et de visio.

Mais c’est une expérience géniale. Aucun regret !

Comment voyez-vous la suite?

Nous allons maintenir ouverts des ateliers grand public, pour donner l’occasion de découvrir et d’en apprendre plus sur ce sujet passionnant ! Si nous pouvons contribuer à faire saisir la complexité de l’enjeux ET éveiller certaines vocations, alors mission accomplie.

Le but est également d’en faire un support de formation pour les écoles, les entreprises, les collectivités, etc. Pour que l’outil soit praticable à ce niveau, il faut pouvoir gérer des grands groupes avec peu de personnes à l’animation. C’est là-dessus que nous allons phosphorer à plein régime ces prochain temps.

Parallèlement, nous savons que nous allons devoir tenter la périlleuse traversée de la Röstigraben. La version germanophone est dans les tuyaux.

Et enfin, et là ce sont les passionnés de l’énergie qui s’expriment, nous voulons réaliser Powerplay France et Powerplay Allemagne ! L’idée étant ensuite de pouvoir faire jouer différents pays à différents groupes et de les faire interagir. 

l’enquêteur:

Janosch Szabo ist Mitherausgeber von Vision 2035 und spielt fürs Leben gern, ob komplexe Strategiespiele, einfache Kartenspiele, oder bekannte Gesellschaftsspiele. Powerplay als serious game hat ihn ans Limit gebracht, weil hierbei das Gewinnen kein Glückserlebnis ist, sondern einem erst richtig den Ernst der Lage aufzeigt. 

l’interviewé:

Jérôme Castella est économiste de formation, passionné depuis des années sur les questions qui croisent l’énergie, le développement et l’environnement. Donc c’est tout naturellement que la question climatique a pris une place majeure dans sa vie. Il est associé à Cédric pour l’entreprise WattEd et comme lui, ses activités sont la vulgarisation scientifique, le développement d’outils pédagogiques et les formations.

Photo:

Bruno Giussani

Le prochain atelier Powerplay à Bienne aura lieu au “ORT” le 17 mai 2023.

image_pdfPDFimage_printPrint
Teilen: