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Eloge de la limite

Ce texte, même s’il comporte quelques définitions et citations, n’est pas un texte érudit. Il est juste issu d’une intuition personnelle. Probablement que ce sujet a été traité par des chercheurs, sociologues ou autres…mais l’auteure n’est pas allée chercher de ce côté. Son but n’est pas de faire une démonstration intellectuelle, mais seulement d’amener au lecteur des pistes de méditation et de réflexion personnelle.

 
 

La définition ci-dessous illustre bien la difficulté de conceptualiser ce qui est juste avant ou juste après la limite si on ne considère la limite que comme une ligne sans épaisseur. Je propose alors d’envisager que la limite puisse être un entre-deux qui n’appartient vraiment ni à un espace, ni à l’autre, imprégné par les deux espaces. Dès lors, quand quelque chose est à la limite, il est dans un espace particulier qui a ses qualités propres.

 

Dictionnaire français

 

 

Les limites sont inhérentes à tout ce qui existe. Sans limites il n’y a que le flou et la confusion. Les limites permettent de définir des formes, des espaces, des identités, des champs d’action ou de recherche. La science s’est développée tout d’abord grâce aux classifications et donc à la définition de limites : un objet a telle qualité, tel autre objet a d’autres qualités. L’être humain, qui a la capacité de réfléchir sur lui-même et sur sa situation, éprouve aussi le besoin de définir des limites pour que son identité soit claire, pour se dire appartenir à tel groupe et pas à tel autre… 

Le monde créé est fait d’éléments définis et stables dans l’espace et dans le temps, mais aussi d’éléments instables, difficilement classifiables et de transformations incessantes. Si l’on ne réfléchit qu’en termes de limites (la limite définie comme une ligne qui établit clairement deux espaces différents) on ne prend donc pas du tout en compte la totalité du réel.

De même par rapport à l’être humain et aux sociétés humaines, si l’on ne pense qu’en termes de limites claires, on est dans une simplification, un appauvrissement par rapport à la complexité de nos vies et de nos appartenances. Définir la limite comme une zone qui a une épaisseur permet de pouvoir penser nos identités à l’intérieur de frontières claires, mais aussi à l’intérieur de zones frontières.

Pour illustrer mon propos, voilà quelques exemples de zones limites appartenant aux sciences, à la géographie, à la biologie :

Le plasma (physique) : L’état plasma est l’état de la matière à très haute température, dans lequel, contrairement aux autres états, solide, liquide et gazeux, il n’y a pas de lien ordonné entre les éléments. C’est un état chaotique et hautement instable.

Le no-man’s land entre deux pays : terrain neutre où aucun droit national n’est en vigueur (dictionnaire français).

Les zones d’un pays où il y a une influence de la culture d’un pays limitrophe, où les habitants parlent parfois la langue de cet autre pays.

La convalescence : le malade en voie de guérison

Les étapes de la vie humaine qui sont des entre-deux, des moments de transformation : l’adolescence, le moment de la mort.

Les exemples précédents montrent que les zones limites existent à tous les niveaux, mais les zones limites qui m’intéressent plus particulièrement sont celles liées à la manière dont nous nous définissons, en théorie, mais aussi par nos comportements et nos choix qui contredisent parfois la théorie. Je pense notamment aux exemples suivants :

Dans la plupart des groupes politiques, les membres sont censés suivre les consignes de vote du groupe, et ceux qui votent différemment se font remarquer et sont souvent pointés du doigt comme si c’était un manque de loyauté envers son groupe.

Même si l’on est dans une des sociétés démocratiques les plus avancées où la liberté d’exprimer son opinion est un acquis, il y a quand même des opinions estimées politiquement correctes et d’autres qui sont jugées comme moins acceptables, selon que l’on appartienne à une classe sociale ou à une autre, à un groupe politique ou à un autre. Toute personne qui se définit par des idées appartenant à des groupes différents est rapidement considérée comme suspecte.

Aujourd’hui la plupart des gens sont préoccupés par les changements climatiques et les problèmes écologiques. On peut avoir fait des choix de vie qui réduisent notre empreinte écologique, faire partie des Verts, être activiste climatique, mais qui ne fait jamais des choix qui vont à contresens de ces engagements ? Monter dans une voiture, boire un café à l’emporter, acheter un habit fabriqué en Chine, prendre un avion (même si c’est pour aller à une conférence sur le climat…), etc. Ces contradictions nous font osciller entre désir de perfection et culpabilité de ne pas être conséquent avec soi-même.

Comme le plasma qui est un état instable, il y a quelque chose d’instable et d’inconfortable à ne pas correspondre entièrement au credo d’un groupe, d’une idéologie.  Mais n’est-ce pas dans ces zones entre-deux que se trouve un énorme potentiel de transformation, d’évolution, que toute idée peut rester vivante ?

Cela peut paraître finalement simple d’appréhender ces zones limites, ces espaces entre-deux, alors pourquoi le fait-on si peu ? Une difficulté me semble être que la pensée rationnelle et analytique est très performante pour créer des catégories, pour séparer les éléments, alors que ce qui se passe aux frontières des catégories ne peut être appréhendé que par une pensée intuitive et globale. 

Les artistes seraient alors au premier plan pour nous montrer l’existence et l’intérêt de ces zones limites : je pense notamment aux films suivants : « the Stalker » d’Andreï Tarkowski (1979), « No man’s land » d’Alain Tanner (1985), « le Terminal » de Steven Spielberg (2004), la série « Twin Peaks » de David Lynch (1990). On pourrait aussi trouver des exemples dans la peinture ou la musique.

Etienne Klein, un physicien français, qui écrit depuis des années sur la science, vient de publier un livre : « courts-circuits » dans lequel il souligne les défauts d’une pensée strictement analytique et la nécessité d’une pensée plus synthétique et créative : « Nous nous divertirons à coup de va-et-vient, investirons des écarts, fabriquerons des métissages, entrecroiserons des sillons, dériverons où bon nous semble. Bien-sûr ce braconnage n’ira pas sans créer quelque perplexité, car nous ne serrons ni tout à fait ici ni tout à fait là. Toujours sur deux ou trois plans. (…) Par le fait qu’il l’embrouille, l’oblige à se déporter, le rend hésitant, tout mélange possède la vertu d’exciter notre intellect2. Il me semble que ce qui est dit ici à propos de l’approche utilisée par l’auteur pour écrire son livre peut tout à fait être appliqué à de nombreux domaines. 

Admettre que le contradictoire, le flou, le provisoire sont porteurs de richesses. Admettre l’existence des zones limites qu’elles soient le fait d’une répartition géographique des populations, du comportement d’un groupe de personnes ou d’une personne, et ceci même si elles se situent hors de notre compréhension. 

Texte et collage:

Catherine Simonetta, Psychologue, psychothérapeute, à Bienne depuis 2014. Intéressée par l’être humain, l’art, la créativité et le vivre ensemble. Anime des ateliers de Soulcollage au ORT.

 

Illustration:

Exploration du thème de la limite par le Soulcollage.

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