Urbanisme

Il faut tout un village pour éduquer un enfant

Et si confier ses enfants à des voisins ou des amis était une solution à l’isolement familial et individuel ?

Quel parent n’a pas rêvé de pouvoir laisser spontanément ses enfants chez les voisins une demi-heure, le temps d’ aller acheter de quoi manger pour le souper ? Ou de pouvoir donner un babyphone à quelqu’ un qui habite juste la porte à côté pour faire une escapade au cinéma ? Combien laissent tomber l’ article qu’ ils voulaient écrire pour Vision 2035 ou la séance de parti, ou le cours de yoga, ou leur souper en tête à tête parce qu’ ils n’ avaient personne à qui confier leurs enfants pendant 2 heures ?

Pour ce qui est de la garde des enfants pour la vie professionnelle, le système des crèches et des gardes de jour a fait ses preuves et l’offre peine à suivre la demande, mais pour ce qui est de la liberté de mouvement qui entrave le quotidien parental, pas de solutions simples et spontanées dans nos sociétés calquées sur le modèle de la famille nucléaire (Kernfamilie).

La famille nucléaire, un idéal dépassé

« Il faut tout un village pour éduquer un enfant » dit le proverbe africain. En Occident, c’ est plutôt le proverbe « balaye devant ta porte » qui semble de mise. Depuis le XIXe siècle, la famille nucléaire, composé d’ un père, d’ une mère et des enfants, a pris le dessus sur le modèle de la famille élargie qui faisait cohabiter plusieurs générations sous un même toit. L’ état d’ esprit individualiste ainsi que la réclusion des femmes dans la sphère familiale vont de pair avec cette organisation familiale nucléaire. Dans ce cadre, l’ éducation des enfants est devenue une affaire hautement privée. Elle incombe en premier lieu aux parents – à la mère en particulier – puis, plus tard, à l’ école. L’ influence des grands-parents, des tantes et oncles, des parrains et marraines a beaucoup perdu de son importance. Elle est même souvent malvenue : seuls les parents sont à même d’ éduquer leurs créatures correctement.

Toutefois, la réalité des familles a changé. Avec l’ augmentation des situations monoparentales, des familles recomposées et des familles homoparentales, avec le fait que la majorité des mères font aujourd’ hui le choix de réintégrer le marché du travail une fois leur congé de maternité fini, l’idéal dominant de la famille nucléaire met de nombreuses familles dans une situation inconfortable. Les parents sont sensés correspondre aux normes d’ un système qui, pour une grandes partie d’ entre eux, ne correspond plus à la réalité. C’ est comme essayer d’ insérer une forme en étoile dans un trou carré : ça ne marche pas.

Les voisins : une chance

Il ne s’agit pas de remettre en question la responsabilité des parents envers les êtres qu’ils ont mis au monde, ni le fait qu’ils ont le droit d’ éduquer leurs enfants comme bon leur semble. Mais la question de l’ éducation s’ est à ce point retirée dans la sphère privée que ça en devient épuisant. Les parents sont devenus l’ unique référence de leurs enfants – ce qui pousse à vouloir être parfait – ils doivent ainsi leur porter une attention de chaque instant. Devant un tel programme, beaucoup se retrouvent vite à bout de force et à court d’ inspiration.

Comme les grands-parents ou la famille proche n’ habitent souvent plus dans la même maison, ni dans la même ville et parfois pas même dans le même pays, l’ organisation entre voisins ou entre amis pour les gardes spontanées et de courte durée des enfants afin de pouvoir concilier vie familiale, vie privée et autres engagements peut représenter un potentiel à explorer. Le côté pratique mis à part, ce mode d’organisation peut représenter une chance au niveau éducatif.

Scénario gagnant-gagnant-gagnant

Le contact avec d’autres personnes, d’ autres types d’ éducation, d’ autres générations, d’ autres cultures donne des idées, ouvre l’ esprit et permet aux parents de prendre de la distance avec leur quotidien et de devenir plus créatifs. Aucun parent n’est parfait, chacun trimballe ses casseroles et fait au mieux. Prendre de la distance par rapport à ses propres schémas et objectifs éducatifs et lâcher prise en admettant qu’on n’aura jamais un contrôle total sur l’ éducation de nos enfants peut être une véritable libération.

Pour les enfants, être gardés par différentes personnes les confronte à d’ autres modes de fonctionnement, d’ autres règles, d’autres idées, d’ autres capacités et connaissances, 

d’ autres environnements et d’ autres jeux. Le fait d’avoir plusieurs personnes de référence leur permet de se laisser inspirer selon leurs intérêts propres. Les témoignages d’enfants éduqués d’ une manière collective dans la Halensiedlung de Berne sont à ce titre éloquents : « Es gab auch viel Anregungen durch andere Eltern, die für mich als Kind sehr interessant waren. Ich erinnere mich unter anderem an einem Mann (…). Er und seine Frau nahmen mich oft mit, und ich habe durch diese Familie segeln gelernt. » Ces contacts multiples élargissent énormément le champ de vision des enfants, les rendent plus indépendants, ouverts (par rapport à la nourriture notamment) et débrouillards. Cela les oblige à faire confiance à d’ autres gens que leurs parents mais, dans un même temps, ils apprennent aussi à se méfier de certaines choses, à faire confiance à leur instinct.

Pour les voisins, qu’ils aient (eu) des enfants ou pas, et quel que soit leur âge ou leur culture, ce contact avec des enfants peut être source de joie et d’ apprentissage. Ils peuvent jouer un rôle important pour la socialisation des petits qui voient que certaines règles se répètent partout, alors que d’ autres varient. Et peut-être qu’avec un peu de chance, ils sauront transmettre certaines de leurs passions aux jeunes générations. Les enfants peuvent, sur le plan du voisinage, avoir une fonction fédératrice, jouer un rôle de créateurs de relations tolérantes et solidaires. Car le service rendu sera apprécié et les parents, plus détendus, auront probablement envie de rendre service à leur tour.

Effets de l’ éducation collective sur la société ?

La famille, sa structure et la façon dont elle s’insère dans le reste de la société est est en perpétuelle mutation et change selon les cultures et les époques. L’ historien et anthropologue Emmanuel Todd, a montré que les systèmes familiaux sont en relation directe avec le fonctionnement et les idéologies qui animent une société dans son ensemble. Et si une éducation plus collective, avec le soutien des personnes qui nous entourent directement, débouchait sur une société plus solidaire plutôt qu’encore plus solitaire ? Le jeu en vaut la chandelle.

Emmanuelle Houlmann a étudié l’ histoire contemporaine, Soziologie und Journalismus. Sie arbeitet im Kommunikationsbereich et est auteure à ses heures perdues. Elle élève ses deux filles mit Ihrem Mann et ses nombreux voisins.

Illustration : Emmanuelle Houlmann

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