Après la destruction de La Biu, du Trüc (X-Project) et des ateliers à la rue de l’Allée, les collectifs se mettent à la recherche de nouveaux espaces alternatifs à Bienne. En juin, le collectif l’Equipe a donc occupé le Quai du Bas 30, vaste espace, adapté pour des activités culturelles et sociales. Il a permis d’ouvrir un débat sur l’application du règlement d’utilisation temporaire d’espaces vacants à Bienne et de pointer la question de la gentrification de la ville, de la mémoire et de la préservation de son patrimoine industriel et culturel.
Juin 2023, l’Equipe occupe le Bührer-Areal
C’est une cour immense, flanquée entre autres d’anciens ateliers de métallurgie et de charpenterie avec au fond, du côté de la rue du Débarcadère, un début de pelouse qui donne des envies de jardinage. Un grand arbre offre son ombre aux occupant∙e∙s tandis qu’une chorale venue en soutien au collectif entonne des chants anarchistes. À l’arrière, des scènes tournées clandestinement dans ce même lieu par Alvaro Bizarri, il y a près de 50 ans, sont projetées. On y voit des ouvriers immigrés saisonniers montrer le délabrement des baraquements dans lesquels ils sont logés, de plus moyennant le payement d’un loyer. Surplombant la scène une grande bannière « STOP À LA GENTRIFICATION » accrochée au balcon de la grande maison donne le ton et complète l’ensemble, autrefois propriété de l’entreprise Bührer. Venus d’horizons divers plusieurs dizaines de personnes sont présentes et sont invitées à imaginer l’usage qui pourrait être fait de ce grand domaine idéalement situé entre la gare et le lac. Les mots d’ordre lancés par l’Equipe appellent à une utilisation collective et non-commerciale des lieux. Avis aux esprits rêveurs et autres bricoleuses !
Un lieu de mémoire et fragment de l’âme ouvrière de Bienne
Propriété du Canton de Berne, les bâtiments ont été laissés vides depuis janvier 2023. L’occupation surprise des lieux par les jeunes activistes de l’Equipe, si elle a fait couler beaucoup d’encre dans la presse locale, n’a hélas pas incité les autorités biennoises à répondre aux demandes de médiation du collectif. Alors que soudainement, les biennois∙e∙s redécouvrent un terrain et ses bâtiments historiques, les avis vont bon train quant à l’utilisation – temporaire – qui pourrait en être faite. Un lieu de mémoire selon les historien∙ne∙s locales, puisqu’on a découvert récemment que des ouvriers immigrés saisonniers ont longtemps été logés dans les baraquements adjacents bien conservés. L’exposition sur les saisonniers au NMB a sensibilisé sur la nécessaire conservation de ces vestiges qui font partie de l’histoire industrielle et humaine de la ville de Bienne. Les activistes de l’Equipe se sont d’ailleurs adossés à cette dimension historique du lieu, pour appuyer leur critique de la gentrification de Bienne et affirmer leur désir de transformer le Quai du Bas 30 en un lieu de culture non-commerciale, ouvert à toutes et à tous, là où il y a quelques années encore, l’entreprise Bührer stockait ses machines de chantier.
La gentrification des esprits – aussi à Bienne ?
Mais qu’entend-on au juste par « gentrification » ? La notion est au cœur de la réflexion de Sarah Schulmann, essayiste américaine et autrice de l’essai La gentrification des esprits (2013). Elle y investigue les transformations subies par certains quartiers de New York dans les 1980 et 1990, en pleine crise du sida, où la population cosmopolite et désargentée, artiste et immigrée a peu-à-peu été remplacée par des « yuppies » embourgeoisés. Pour l’autrice, il ne s’agit pas simplement d’un processus de marginalisation de la population locale, mais aussi d’une homogénéisation des modes de vie et des goûts, accompagnée d’une simplification de l’histoire d’un territoire. En d’autres termes, la gentrification, ce ne sont pas seulement des dalles de béton, des appartements rénovés et la disparition de petits commerces locaux de proximité, cela se passe aussi dans les têtes, par une uniformisation de la pensée, des idées et des récits.
C’est dans cette perspective que s’inscrivent les membres de l’Equipe et leurs soutiens, lorsqu’ils et elles exigent des lieux alternatifs et non-commerciaux à Bienne. Il y a dans cette critique de la gentrification une dimension collective, profondément ancrée dans la volonté de faire vivre les lieux que l’on habite. Joli pied de nez à l’histoire, quand on pense à l’exploitation subie par les saisonniers qui ont participés à la construction de nombreux bâtiments à Bienne.
Occupation de lieux vacants : qui est dans l’illégalité ?
Or la commune s’est justement dotée, en 2019, d’un règlement sur l’utilisation temporaire d’espaces vacants à Bienne, particulièrement intéressant si, comme l’affirme Sarah Schulmann, la lutte contre la gentrification est une décision politique qui doit être soutenue par l’Etat. Ce règlement donne pour tâche à la Ville d’inscrire sur son site Internet les espaces vacants, locaux ou friches, et de se faire l’intermédiaire entre le propriétaire et les personnes ayant un projet d’occupation intermédiaire. À noter que les propriétaires, privés ou publics, sont tenus d’annoncer aux autorités leurs espaces vacants. On peut dès lors se demander qui est dans l’illégalité ? Le Canton qui n’a pas annoncé aux autorités biennoise cet espace vacant ? La Ville qui ne répond pas aux sollicitations du collectif l’Equipe ? La Ville qui ne met pas cet espace vacant sur son site internet, ni aucun autre espace d’ailleurs ? Ou le collectif qui occupe ce terrain ? On pourrait aussi amender le canton qui laisse à l’abandon un patrimoine important de l’histoire industrielle de Bienne, les logements des saisonniers.
Quel avenir pour le Quai du Bas 30 ?
Après une pétition ayant récolté plus de 1000 signatures, une manifestation devant le Conseil de Ville, de nombreux articles de presse et des activités culturelles et sociales sur le terrain, le Canton a finalement promis d’entendre les demandes du collectif, si celui-ci renonçait à l’occupation. On ne discute pas dans une situation d’illégalité ! Sic !
Le Conseil de ville, hormis l’UDC qui s’est fendu d’une intervention outrée, s’est aussi mobilisé, avec un postulat urgent demandant au Conseil municipal de s’efforcer d’encourager la conclusion d’un contrat d’utilisation intermédiaire entre le canton et le collectif. Le postulat demande aussi de mettre systématiquement à disposition du public une liste des espaces vides sur le territoire biennois appartenant au Canton et à la Ville.
Enfin, des contacts ont eu lieu entre le collectif, la Ville de Bienne et le canton de Berne. L’espace du Quai du bas 30 sera mis à disposition pour 15 ans. Mais à qui ? Rien n’est encore décidé. Cependant l’on peut considérer que c’est là une première victoire !
Fidèle à ses valeurs de participation et d’engagement de toutes et tous, le collectif a appelé à des rencontres pour récolter ensemble des idées concernant les activités qui pourront être développées sur ce domaine. Et pour que le Canton considère enfin le collectif et ses projets et lui octroie la jouissance de la Bührer-Areal, celui-ci va déjà se doter d’une personnalité juridique et d’un plan financier solide. Berne reste Berne !
Texte :
Anne-Valérie Zuber et Claire Magnin. Anne-Valérie Zuber est biennoise d’adoption et passionnée par l’histoire locale. Claire Magnin fait partie du comité de rédaction.