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Pensées limites

Se sentir pleinement vivant grâce à une approche personnelle et poétique.

Pour ordonner le monde, et nous y orienter plus facilement grâce aux repères qu’elles nous procurent, nous acceptons de respecter de nombreuses limites. Objectives, nécessaires, elles nous encadrent et nous structurent. Intégrées et acceptées, nous ne les percevons pas plus qu’un papier peint dans une chambre familière. 

Pour bien vivre avec nous-mêmes, par contre, ne devrions-nous pas prendre conscience, et nous libérer, de nos limites subjectives, la plupart n’étant que des limitations héritées de notre enfance, auxquelles nous obéissons encore ? Nous absorbions alors comme des éponges, mais sans les comprendre, les empêchements de nos parents, leurs non-dits, leurs colères rentrées, les silences de leurs humiliations. Aux limites de ma liberté d’être ce que je suis appelée à devenir, cette chape de plomb n’en finit pas de peser sur mes choix. 

Laissons cela maintenant. Respirons profondément, puis franchissons ensemble d’autres seuils, susceptibles de réveiller en nous des désirs d’ailleurs, des émotions oubliées. 

Le parfum de mon père subsiste entre les plis des vêtements suspendus dans l’armoire, le cuir de ses chaussures garde le souvenir de grandes marches, le brouillon d’une lettre inachevée attend dans le tiroir du bureau. Aux limites du deuil, entre présence et absence, les objets du quotidien nous accompagnent ainsi pendant longtemps, puis s’effacent lorsque nos disparus commencent à hanter nos rêves. 

Depuis l’adolescence, lorsque je suis en crise, j’arrête tout, je m’isole et imagine un voyage dont la peau, notre limite sensible avec le monde, constitue à la fois le point de départ et le point d’arrivée. 

Je me concentre d’abord sur les sensations immédiates, frottement du tissu sous les aisselles, chatouillis des cheveux sur la nuque, puis élargis pas à pas mon horizon au volume de ma chambre, aux murs de l’appartement, aux frontières de mon village. Je joue aux poupées russes : le canton de Berne est en Suisse, la Suisse est en Europe;

hémisphère nord, planète Terre, système solaire; bras d’Orion, Voie Lactée, superamas de la Vierge. 

Je m’éloigne ainsi du bruit du monde, un pas après l’autre, toujours plus loin. Mon sentiment d’exister est tendu à l’extrême, prêt à se rompre. Il est temps de faire marche arrière, de rejoindre sans hâte l’interface de ma peau. 

Je plonge alors en eaux profondes. Posément, je descends en moi-même, des muscles au squelette, d’un organe à l’autre, de cellules en molécules, jusqu’aux atomes primordiaux. Je remonte ensuite lentement jusqu’à la surface vaste de ma peau, et me coule dans les limites retrouvées de mon corps comme dans un vêtement propre : je suis vivante, ici et maintenant. 

Prête à affronter le monde, la conscience lavée de toute pensée parasite, je pense soudain à ma grand-mère et au long chapelet en argent pendu à son cou. Je revois l’éclat solaire de son alliance, les mouvements rapides de ses doigts sur cet étrange collier, ses lèvres bougeant imperceptiblement lorsque, se retirant furtivement en elle-même, elle récitait dans un souffle les anciennes prières. Son regard me traversait sans me voir. Je n’osais plus bouger, j’attendais en silence que cesse ce bref abandon. 

Lorsque j’étais jeune, prendre l’avion coûtait cher. Je voyageais donc en train. 

Aujourd’hui, privilégier l’avion augmenterait irraisonnablement mon empreinte carbone. Je continue donc à prendre le train. Toutefois, cette année, j’ai exceptionnellement accompagné ma meilleure amie à Londres. Nous nous étions donné rendez-vous à l’aéroport de Genève, avant le dernier contrôle de sécurité. Mon cœur a bondi de joie lorsque je l’ai aperçue me faire de grands signes dans le brouhaha des départs; comme le renard du Petit Prince, quelqu’un m’attendait et me reconnaissait. 

Nous embarquons avec un sentiment d’allégresse et de légèreté que nous n’avions pas éprouvé depuis longtemps. Dans un vacarme grandissant, nous accélérons sur la longue ligne droite de la piste, jusqu’à nous affranchir soudain de la pesanteur. 

J’attendais ce moment avec une attention soutenue, je jubile lorsque les roues touchent le vide. Le sol s’éloigne, les montagnes s’aplanissent, l’agitation humaine disparaît peu à peu. La cicatrice des routes se

confond avec le tracé des rivières, les lacs étincelants semblent de plomb fondu. 

Pendant quelques trop courts instants, plus rien n’existe autour de nous qu’une douceur humide. Puis, comme par miracle, nous bondissons au-dessus des nuages. 

Le temps est suspendu. 

Un univers parallèle de collines et de combes, de reliefs blancs et doux, de jeux d’ombres et de lumière insoupçonnés, nous attend sous un bleu infini. Le haut et le bas sont comme inversés. Nous avons franchi la limite entre la terre et le ciel, et j’éprouve le désir fugace de ne jamais redescendre. 

Texte:
Franco-suisse, Isabelle Letouzey est conteuse et animatrice en lecture. Elle vit depuis plus de trente ans à Tramelan, où elle enseigne le français aux enfants et adultes allophones.

Photo:
Claire Magnin

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