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Désobéissance civile : faire bouger les lignes

Laila Batou est avocate au barreau de Genève et a défendu les activistes du climat lors des procès de Lausanne et de Genève. Nous avons voulu savoir quelle stratégie de défense a été développée lors de ces procès, quels arguments et quels espaces offre la loi pour légitimer des actions de désobéissance civile. Rencontrer Laila Batou a été pour nous impressionnant : convaincue de la justesse de la cause que défendent les activistes, elle s’est engagée durant un an pour construire la défense de ses clients et ceci gratuitement tout en étant très professionnelle, préparant la défense dans les moindres détails. Et cela c’est déjà une bataille gagnée.

Sur quels textes juridiques avez-vous basé la défense des activistes du climat ?

Laila Batou : le premier texte sur lequel nous avons basé notre défense est le code pénal suisse et le principe de l’état de nécessité. Le raisonnement est analogue à celui qui prévaut en matière de légitime défense. Il est possible de commettre une infraction pénale lorsque l’on est exposé à un danger et qu’il n’existe pas de moyen licite pour s’en prémunir. Les activistes que nous avons défendus ont démontré que les investissements massifs de CREDIT SUISSE dans les énergies fossiles favorisaient de façon importante le réchauffement climatique, et menaçait ainsi leurs biens juridiques essentiels, et que l’Etat échouait à les protéger. Ils devaient donc prendre eux-mêmes des mesures.

Pourquoi n’avoir pas plaidé la légitime défense ?

Laila Batou : En effet, on est bien en présence d’un comportement humain dommageable pour d’autres êtres humains, ce qui évoque la figure de la légitime défense. Mais l’invocation de la légitime défense suppose une attaque brusque, soudaine. La temporalité particulière du réchauffement climatique et le caractère indirect de l’atteinte aux biens juridiques de nos client-e-s nous plaçait plutôt dans la catégorie résiduelle de l’état de nécessité justificatif. Cette disposition peut être invoquée par celui ou celle qui commet un acte illicite pour détourner un danger imminent menaçant des biens juridiques prépondérants : les activistes ont démontré qu’ils-elles avaient de bonnes raisons de craindre pour leur santé, voire leur vie ; que leur avenir professionnel était plus qu’incertain et qu’ils-elles n’envisageaient absolument pas d’avoir des enfants. Pour s’en prendre directement à CREDIT SUISSE, encore fallait-il qu’ils-elles n’aient aucun moyen licite ou moins dommageable de préserver ces biens juridiques. Il a donc fallu prouver que les actions démocratiques ou politiques s’étaient jusqu’ici révélées inefficaces.

Quelles ont été les étapes de la démonstration ?

Laila Batou : Il a fallu démontrer que les investissements toxiques de CREDIT SUISSE, par leur ampleur, menaçaient concrètement des biens juridiques individuels : la vie, la santé, la propriété, le droit de choisir sa profession, le respect de la vie privée et familiale, etc. Le fait que ces biens juridiques soient menacés par l’exploitation des énergies fossiles ressortit suffisamment des rapports du GIEC, mais nous avons également produit de nombreux articles de journaux montrant la fonte des glaciers, les maladies nouvelles, et nous avons démontré qu’en Suisse même les personnes allaient être atteintes dans leur droits à la vie et à la santé.

Le rôle de CREDIT SUISSE dans l’aggravation de ce danger ressortait quant à lui de rapports produits par des ONG, qui démontraient, chiffres à l’appui, non seulement que la politique d’investissement de CREDIT SUISSE était particulièrement « sale », mais qu’en plus elle s’était péjorée après la signature de l’Accord de Paris alors même que d’autres banques faisaient quelques efforts. Le caractère imminent du danger n’allait pas non plus de soi, vu la temporalité particulière du réchauffement climatique qui se caractérise par l’inertie : nous avons ici soutenu que c’est l’inévitabilité du danger qui est imminente, voire déjà acquise, autrement dit le moment où le danger ne pourra plus être détourné. Jusque-là, presque tous les juges nous ont suivis.

D’autres conditions ont donc posé plus de difficultés ?

Laila Batou : Oui, la condition de subsidiarité de l’acte illicite. Contrairement à ce qui prévaut en matière de légitime défense, où le droit de se défendre est absolu pour autant qu’une certaine proportionnalité soit respectée, celui qui se trouve en situation de nécessité doit, s’il le peut, faire appel à la police ou mettre en œuvre tout autre moyen licite de détourner le danger. Un gros travail a été fait pour démontrer que même après la signature de l’Accord de Paris, qui prescrit aux Etats de « décarboniser » les flux financiers, la Suisse ne prenait pas de mesures efficaces à l’égard de sa place financière, pourtant responsable à elle seule de l’équivalent de 27x les émissions directes de notre pays. La loi sur le CO2 soumise au parlement à l’époque des faits ne mentionnait même pas les flux financiers. Du moment que l’Etat se révèle incapable de protéger sa population, nous avons soutenu qu’elle était en droit de se défendre elle-même par tout moyen susceptible d’être efficace.

Ne fallait-il pas attendre que le monde politique prenne conscience des enjeux, voire favoriser cette prise de conscience ?

Laila Batou : Le monde politique est conscient de ces enjeux à tout le moins depuis la fin des années 1970, cela aussi nous l’avons démontré. Il a fallu plus de 40 ans pour l’adoption d’un accord international, qui n’est d’ailleurs même pas tout à fait contraignant. Depuis lors, les parlementaires écologistes ont enfin un instrument, qu’ils ne se privent pas d’utiliser : ils-elles ont multiplié les interpellations au Conseil fédéral sur la toxicité des investissements de la place financière suisse. Nous avons produit ces interpellations, et surtout les réponses du Conseil fédéral qui leur oppose une fin de non-recevoir : l’Etat n’a pas à intervenir dans l’économie, le marché va s’autoréguler et les acteurs financiers, se détourner d’eux-mêmes des investissements dommageables au climat – pour des questions de réputation, vu l’actualité de cette problématique. Or, il n’y a qu’à jeter un coup d’œil sur l’évolution de la politique d’investissement de CREDIT SUISSE entre 2015 et 2019 pour se rendre compte que ce n’est pas le cas, alors même que chaque année compte. Et pourtant, dès le lendemain de la signature de l’Accord de Paris, les activistes que nous défendions avaient attiré l’attention de la banque sur cet enjeu par des lettres et des pétitions, dont l’une soutenue par 400’000 signataires. Nos clients ont eu beau jeu de plaider qu’ils n’avaient rien fait d’autre que d’accélérer un peu le dégât de réputation de CREDIT SUISSE, par leurs actions, puis par le procès et sa médiatisation, pour favoriser la prise de « mesures volontaires » par cette banque et toutes celles qui voulaient s’éviter cette mauvaise publicité. L’arrêt de la Cour d’Appel genevoise retient ainsi que l’action de l’activiste inculpé s’inscrit dans l’esprit de la politique des « mesures volontaires » du Conseil fédéral. Et en effet, même dans une perspective libérale, peut-on admettre que l’Etat s’abstienne totalement d’intervenir à l’encontre de certains acteurs du marché, dont l’activité met en jeu l’avenir de l’humanité, mais qu’il en réprime et en musèle d’autres, qui tentent eux aussi, avec leurs petits moyens, d’influencer ce marché ?

L’autre condition délicate était celle de l’efficacité de l’action des activistes : lorsqu’on est exposé à un danger, on ne peut pas juste se défouler contre le responsable du danger. Et c’est ici que le caractère bien réfléchi des actions, en particulier l’interpellation comique de Roger Federer à Lausanne, qui visait à le mettre en porte à faux avec son public quant à ses liens avec CREDIT SUISSE pour l’amener à prendre position sur les investissements toxiques de la banque, a joué un rôle fondamental. En effet, l’intérêt de la presse internationale pour le procès a conduit des journalistes à interroger Federer sur le sujet, et il était manifestement mal à l’aise.

Quelle est la place de la Convention européenne des droits de l’Homme dans ces procès ?

Laila Batou : Outre l’Accord de Paris, nous nous sommes aussi appuyés sur la Convention européenne des droits de l’Homme dans ces procès. Cette Convention crée un devoir pour les Etats de protéger leurs populations. Nous avons utilisé une jurisprudence très importante des Pays-Bas où la Cour suprême, sur la base de la CEDH, a condamné l’Etat hollandais pour sa carence dans la mise en œuvre de l’accord de Paris, en disant qu’il ne protégeait pas la vie de sa population. Nous avons également soutenu, dans ce contexte, l’obligation positive des Etats de protéger leurs populations du risque constitué par le réchauffement climatique et empêcher que certaines entreprises privées n’aggravent ce risque.

Ces procès permettent-ils au droit d’évoluer ?

Laila Batou : le droit va être amené à évoluer, parce que simplement les rapports de force vont nécessairement changer. Des mesures doivent être prises et les procès participent de la modification de ces rapports de force.

Vous avez déposé un recours au Tribunal Fédéral, ainsi que Crédit Suisse et le Ministère Public. Comment estimez-vous le résultat de ces recours ?

Laila Batou : je ne me prononce pas sur nos chances de succès : les juges du Tribunal fédéral sont généralement relativement conservateurs, mais nous vivons une situation inédite dans laquelle certains individus, y compris à des postes de pouvoir, prennent leur responsabilité de façon surprenante, et parfois héroïque. Cela étant, du point de vue des activistes du climat – et de l’humanité dans son ensemble – le dispositif des jugements est certes important, mais leur motivation l’est également. Le juge genevois de première instance a tout juste retenu l’existence d’un danger, niant son imminence et le fait que des biens juridiques individuels étaient menacés, sans même parler de la responsabilité de CREDIT SUISSE et de l’inaction des autorités suisses. Si le Tribunal fédéral prenait cette option, ce serait catastrophique. Les juges pourraient en revanche nous suivre sur différentes étapes du raisonnement – quitte à finalement condamner sous l’angle, par exemple, de la proportionnalité.

Et la question de la séparation des pouvoirs qui a été largement discutée, en particulier par les membres du PLR et de l’UDC ?

Laila Batou : il y a eu un débat sur le fait que les juges n’ont pas à sauver le climat, car c’est le Parlement qui légifère. En vérité que se passe-t-il si le parlement ne fait rien, n’est pas à la hauteur, et que l’état du droit suisse est insatisfaisant au regard du droit supérieur ? Si les autorités ne protègent plus la population, celle-ci n’acquiert-elle pas un droit de désobéir pour sa protection, que le juge ne peut pas réprimer ?

La question de la séparation des pouvoirs se pose de façon encore plus problématique dans le contexte du réchauffement climatique, d’abord parce que l’enjeu est global, et les parlements, locaux, ensuite pour des questions de temporalité. Car ceux qui font les lois sont toujours – en termes relatifs – ceux qui souffriront le moins du réchauffement climatique. Qui défend les intérêts des êtres humains à naître ? Des êtres vivants non humains ? Des populations dont les terres seront inondées demain ?

Avez-vous subi des pressions ?

Laila Batou : oui, j’ai reçu une lettre anonyme de menaces de mort. Et des injures sur les réseaux sociaux. Je pense que personne ne nous a pris au sérieux et imaginé que nous allions gagner, d’abord à Lausanne en première instance, puis devant une Cour d’appel à Genève. Ainsi il n’y a pas eu de pressions, ni insultes avant les procès, mais elles sont venues après les verdicts. Cela étant, je retiens davantage les innombrables manifestations de soutien que nous avons reçues du monde entier, que ce soit directement ou indirectement, par la façon bienveillante dont la presse a relayé ces procès.

Envisagez-vous de recourir à la CEDH si le tribunal maintient la condamnation ?

Laila Batou : il faut un grief CEDH c’est à dire pouvoir démontrer que la décision de la Suisse lèse l’un des droits garantis par la Convention. Ce n’est pas évident, la CEDH ne va pas statuer sur un droit à maculer une banque de peinture. Nous pourrons le faire pour le procès de Lausanne, car il y a eu une limitation de la publicité des débats.

Avez-vous encore quelque chose de personnel à rajouter à l’attention des activistes ?

Laila Batou : j’invite les « désobéissants et désobéissantes » à bien penser leurs actions. Nous ne sommes plus dans une époque où l’on peut agir avec légèreté, on ne peut faire que des sans-faute. Nous avons gagné des procès parce que les activistes avaient fait usage d’une stricte gradation des moyens : ils avaient commencé par des lettres aux banques, puis des pétitions, puis des tractages, puis des actions symboliques ne créant pas de dommage – comme laver les façades de la banque – puis des dommages réversibles – peinture à la craie. Nous les avons gagnés aussi parce que les actions avaient un réel potentiel d’efficacité : interpeller Roger Federer devant ses fans sur sa relation avec une banque fossile était un excellent calcul, car si Roger Federer lâche CREDIT SUISSE pour garder ses fans cela fait du bruit. Quand on a peu de moyens, il faut avoir de bonnes idées.

Je les invite aussi à ne pas être obnubilés par les résultats, car le cheminement est important. A mon époque, on s’engageait sous le slogan « un monde meilleur est possible ». C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui, où tout ce qu’on peut espérer c’est un monde qui se dégrade un peu moins vite : il s’agit tout au plus de limiter la casse. Comment rester engagé ? Quel que soit finalement le résultat de ces procès, on a vu des avocats pleurer en plaidant, et des juges PLR arriver à la conclusion qu’eux aussi devaient prendre leurs responsabilités. Ces brèches qui s’ouvrent, même au cœur des institutions, ça prouve que nos clients ont raison d’avoir fait ce qu’ils ont fait, quand bien même ils devraient finir par être sanctionnés.

Claire Magnin, co-éditrice de Vision 2035, intéressée par les actions de désobéissance civile.

Nadja Magnin, secrétaire nationale Attac

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